Le monde arabo-muslman a, pour longtemps, ajourné pas mal de questions civilisationnelles hyper-délicates dont ses élites auraient dû trancher audacieusement. L'invasion de l'Irak a réveillé les démons de la dissension dans une région où la stabilité demeure toujours fragile. Finalement, les plans relatifs à un « nouveau Moyen-Orient», si chers à l'administration du président américain sortant G. W. Bush, ont connu un échec retentissant. Toutefois, ces plans ont légué un lourd héritage de déformations socio-politiques au point de parler d'une nouvelle ère de discorde. Depuis le 11 septembre 2001, les turbulences s'intensifient au Moyen-Orient, se développent et s'étendent géographiquement vers l'Est, faisant ainsi apparaître de nouveaux acteurs. Du Liban au Pakistan, les fronts de crise se multiplient exponentiellement. Le processus de paix israélo-palestinien est en panne chronique. Malgré l'accord de Doha, conclu en juin 2008, la vie politique libanaise reste remarquablement envenimée. L'Irak, pour sa part, garde l'allure d'un pays profondément sinistré. En Afghanistan, les Talibans reconquièrent du terrain. Au Pakistan, les tensions internes peuvent faire craindre davantage une déstabilisation du pays. Au milieu de cette spirale de turbulences, les tensions ne ménagent pas la péninsule arabe et l'Iran, où règne une certaine stabilité relative, fragile et éventuellement provisoire. En revanche, l'influence des puissances extérieures, notamment les Etats-Unis et l'Union européenne, décline. Celles-ci ne sont plus en mesure d'assurer leur contrôle traditionnel.
Pour pouvoir former un arc, les fronts de crise ainsi que les foyers de tension doivent être nombreux. Et c'est bel et bien le cas. Mais toutes les turbulences au Moyen-Orient ont un dénominateur commun : une érosion du pouvoir central de l'Etat dont la représentativité est plus que jamais contestée par différentes fractions des peuples de la région, sur des bases ethniques, confessionnelles, politiques, etc.
Au Liban, l'accord de Doha, conclu sous les auspices de la Ligue des Etats arabes, a permis d'éluder le pire scénario -le retour de la guerre civile–, sans pour autant résoudre les problèmes au fond, notamment la représentativité de l'opposition dans les institutions libanaises et le désarmement du Hezbollah. Le pays se trouve actuellement dans une délicate phase de transition, difficile à gérer par le nouveau président Michel Sleimane. Cette phase pourrait d'ailleurs déboucher, à l'occasion des prochaines élections législatives, sur un retournement de majorité.
Sur le front palestinien, il est clair que, malgré le processus d'Annapolis, aucune solution sérieuse n'apparaît dans le règlement des dossiers qui restent à négocier pour déboucher sur le statut final. Cela se voit clairement : le règlement de la question palestinienne n'est d'ailleurs plus une priorité pour Israël, obsédé (ou faisant semblant de l'être) par la « menace existentielle » représentée par l'Iran. S'agissant de l'extension des colonies qualifiée par les propres amis d'Israël comme « un obstacle à la paix », elle se poursuit imperturbablement tant dans l'agglomération de Jérusalem qu'en Cisjordanie. Le blocage est également total sur les questions fondamentales du statut futur de Jérusalem et du droit au retour. De même s'agissant des frontières, le retour à la ligne verte de 1967 est de plus en plus problématique. En effet, le « mur de séparation » s'impose de facto comme une « nouvelle frontière alternative ». Et à supposer qu'un accord soit conclu avec Mahmoud Abbas, seul interlocuteur valable aux yeux des Israéliens, il ne serait valide, dans le contexte actuel, que pour la Cisjordanie. Le Hamas n'étant pas partie à la négociation et continuant à assurer le contrôle de la bande de Gaza. Cependant, l'incertitude subsiste encore quant à la date des prochaines élections palestiniennes présidentielle et législatives, prévues respectivement en 2009 et 2010. Leur report risquerait d'ailleurs de provoquer de nouveaux affrontements inter-palestiniens.
Les négociations sur la voie syrienne, reprises durant l'été 2008, ont été avortées par la l'offensive sauvage menée par Israël dans la bande de Gaza, décembre-janvier derniers. Même l'intermédiaire turc semble avoir baissé les bras face à ce qui a été jugé par Erdogan une « humiliation » subie par la Turquie du côté israélien. La position syrienne est claire : le retrait total d'Israël du Golan (où se trouvent installés pas moins de 24 000 colons juifs) jusqu'à la frontière de juin 1967. Avec l'arrivée de Benyamin Netanyahu au pouvoir, les chances d'un tel accord sont plus que nulles. Rappelons qu'à l'occasion d'un vote intervenu le 14 décembre 1981, il a été décidé d'« appliquer aux hauteurs du Golan la législation israélienne », c'est-à-dire d'en faire un territoire israélien.
Au Pakistan, une véritable guerre se développe dans les zones tribales sous administration fédérale (Federally Administrated Tribal Areas, FATA), provoquant le déplacement de dizaines de milliers de personnes. Aux confins avec l'Afghanistan, l'emprise des Talibans et de leurs alliés ne cesse de se renforcer. L'armée afghane distribue, en revanche, des armes aux tribus hostiles aux Talibans… La discorde proprement dite.
Qui sont les responsables ?
Le tournant moyen-oriental tragique est le résultat de l'accumulation de plusieurs faits et raisons. Certes, l'échec des politiques menées depuis les indépendances par les Etats de la région, notamment dans le domaine économique et social, ne les exempterait pas de la responsabilité.
Toutefois, la responsabilité des puissances extérieures à la région demeure nettement plus grande. Les interventions américaines en Afghanistan dans les années 1980 visant à déstabiliser l'ennemi communiste, ensuite en Irak, à partir de 2003, ont contribué à l'émergence de ce que certains observateurs qualifient d'« Etats faillis ». Ceux qui ont décidé la dissolution de l'armée irakienne et la « débaâsification » de l'administration, assument d'ailleurs une lourde responsabilité. Ce faisant, Ils ont été à l'origine de l'effondrement des structures étatiques en Irak, laissant un vide dans lequel se sont engouffrés de multiples groupes rivaux. Le recours, qui s'élargit, à des entreprises privées, notamment pour assurer la logistique et la sécurité, a conduit au développement de véritables milices armées privées qui échappent au contrôle du gouvernement irakien, et même au commandement américain, et compteraient actuellement près de 150 000 personnes, soit un niveau comparable à celui des troupes américaines !
Israël assume également une grande, voire la plus grande, part de responsabilité. Les actions entreprises par Ariel Sharon en vue de détruire les structures administratives naissantes de l'Autorité palestinienne, comme celles menées par Ehud Olmert pour faire échouer la mise en place d'un gouvernement d'union nationale, ont contribué à discréditer l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Comme si ce n'était pas suffisant, les manœuvres malintentionnées de l'Etat hébreu se sont étendues au-delà même de son « voisinage » palestinien. Les services de renseignements israéliens sont très actifs au Liban, au nord de l'Irak et, fort probablement, ailleurs.
Cela n'empêche, il incombe avant tout aux Etats de la région de résoudre et gérer leurs marasmes internes. Les puissances extérieures auront toutefois un rôle primordial à remplir si elles seraient vraiment intéressées par un Moyen-Orient stable. Un rôle primordial bien qu'il soit essentiellement passif : lever leur mainmise sur la région, sur ses acteurs et sur ses richesses. Ceci pour la simple raison que ce sont bien leurs interventions, superficiellement et parfois malhonnêtement, justifiées par un « droit d'ingérence », qui ont fait très souvent empirer les choses.
Au total, le bilan est accablant à cet égard. Comme le notait l'éditorial du New York Times au lendemain de l'élection de Barack Obama, celui-ci « hérite un legs épouvantable » (inherits a terrible legacy). Un constat qui vaut particulièrement pour la politique qui a été menée au Moyen-Orient. Certains experts continuent d'ailleurs à imaginer des scénarios, on ne peut plus sombres. Dans ce genre de situations extrêmement complexes, l'on se demande, probablement par instinct, s'il y aurait une solution magique pour éviter le pire… Eh bien, il y en a ! Et on l'a toujours réitérée à haute voix : cesser cette complaisance aveugle envers Israël et restituer au peuple palestinien ses droits. Immédiatement, avant qu'il ne soit trop tard et pour l'intérêt de la paix dans le monde entier… Vérifiez-le, encore du Liban au Pakistan, vous allez entendre la même revendication.