«Thaouara», le mot est sur toutes les lèvres. On s'en délecte, on le chante, on danse la sarabande sur ses deux syllabes ou bien sur quatre syllabes dans le cas où l'on se réfère à son appellation française, la Révolution. Surtout quand ce dernier terme nous renvoie à la mythique Révolution française, terrible cassure entre une ère d'arbitraire avec son pic de monarchie absolue telle que l'a conçue le roi-soleil, Louis XIV dans ses rêves de grandeur et une autre ère ouverte sur toutes les possibilités d'accomplissement individuel, social et culturel. Bref, une cassure entre, d'une part, des certitudes qui figent, des vérités qui abrutissent, des diktats qui inhibent et, d'autre part, des doutes qui fécondent, des remises en question qui bouleversent les ordres établis, des questionnements qui balaient l'irrationnel et instaurent le règne de la raison et du cœur. Cette révolution française occupe une place lumineuse dans le long et difficile cheminement démocratique, véritable chemin de Damas, en prélude à l'envol de l'aigle prométhéen de la liberté. Et pourtant la France n'était pas la première nation à avoir connu un tel souffle libérateur. L'Angleterre, bien avant, avait compris les vertus du régime parlementaire, un des supports le plus crédible de la démarche démocratique. La première apparition véritable du parlementarisme eut lieu quand le Parlement de janvier 1265 réunit, à côté de quelques barons et de nombreux ecclésiastiques, des chevaliers et des bourgeois représentant les comtés et les villes. Or, cette alliance échoua. Mais petit à petit, se consolidaient les libertés publiques et les pouvoirs du Parlement.
Que le lecteur m'excuse de lui avoir imposé ce rappel de l'Histoire. C'est qu'un sentiment d'impatience me gagne de plus en plus au fil du déroulement des péripéties de la Révolution du Jasmin et de leur insertion dans le vécu du discours quotidien du citoyen. La raison de cette impatience a une double origine. La première est cette insistance chez de nombreux individus à s'approprier la Révolution alors qu'elle est née dans la conjonction de deux causalités: une causalité socio-historique ayant fait son irruption à un moment donné de notre devenir et une causalité, dirions-nous, individuelle symbolisée par le geste désespéré de Mohamed Bouazizi. C'est d'ailleurs ainsi, ce me semble, que progresse l'Histoire: la rencontre d'un faisceau de conditions socio-culturo-économiques et un homme, ou un groupe d'hommes qui se sentent mal dans leur peau, qui refusent la vilénie ambiante.
Ces deux causalités dépassent notre propre personnalité pour se synthétiser dans une dialectique de colère et s'installer dans une dynamique de rupture.
L'autre raison qui explique mon agacement, c'est cette propension de certains Tunisiens à un certain chauvinisme. La fierté d'avoir allumé, les premiers, la mèche de la révolution dans le monde arabe longtemps assujetti, écrasé, castré sous le joug impitoyable du colonialisme et du despotisme, cette fierté donc se transformait chez quelques-uns en des réactions mal placées où l'arrogance le disputait à la fanfaronnade. De grâce, piano-piano! La voie qui conduit à la véritable démocratie est semée d'embûches et le travail est de longue haleine. Rabaissons un peu de nos rodomontades et vêtons-nous d'humilité!