Démocratie, liberté, dignité. Les trois termes avaient jailli, vibrants, palpitants de vie de la bouche de ces jeunes tunisiens qui ont fait la révolution du 14 janvier. Ils ont formé dans l'inconscient du peuple un triptyque indissociable: on ne saurait évoquer l'un sans penser aux deux autres. Ils appartiennent au Panthéon des grandes valeurs humaines qui fondent l'honneur de notre espèce d'homo sapiens. Un bel et harmonieux triptyque auquel, pourtant, manquait un quatrième terme que certaines gens omettent d'accoler celui, aussi capital, aussi fondamental pour le salut de l'homme, à savoir celui de justice. Comment expliquer cette omission? Peut-être est-ce la toge noire et la coiffe sévère du magistrat qui en imposent au citoyen, qui caresse en son for intérieur, l'ardent souhait de ne jamais mettre le pied dans l'enceinte d'un tribunal (parallèlement à son souhait de ne jamais séjourner dans un hôpital)? Est-ce la peur du glaive de la justice suspendu sur la tête des justiciables qui fait frissonner le citoyen lambda et lui fait regarder la loi comme une déesse intraitable et impitoyable? La justice et la pitié ne forment-ils pas deux concepts presqu'antinomiques, assurément peu désireux de s'associer l'un à l'autre, la pitié faisant frémir le cœur et la justice faisant appel aux verdicts de la raison.
Hamourabi en pionnier Plongeons-nous dans l'histoire et feuilletons les annales des systèmes judiciaires. En remontant loin nous aboutissons à l'ancêtre de ces textes, le Code de Hamourabi. Ce roi de Babylone fit rédiger un recueil de cas de jurisprudences gravé sur une stèle de basalte, roche volcanique dont la couleur sombre accentue l'austérité du symbole. Exposée au Louvre, elle renvoie par son aspect, bien qu'elle ait été mie au service de l'homme, mais à contexte où seule la force avait force de loi. Tentons maintenant une embardée vers le domaine des lettres et des arts. Les poètes et les artistes ont chanté la liberté, la dignité, la démocratie. Citons à ce sujet les noms de Chebbi, Darwish, Qassem, etc. dans le monde arabe ceux d'Eluard, Lorca, Hikmet, Maïakovski, Neruda ailleurs. Mais ils ont rarement chanté la justice. Celle-ci ne serait-elle que l'affaire du Sacré et tout ce qui est sacré fait naître en l'homme un frémissement de crainte révérencieuse dans la perspective d'un châtiment éternel ? Mais quittons ce terrain pour nous réinsérer dans la roue de l'Histoire et, plus précisément, dans l'ère de Ben Ali. Cette ère qui en a fait voir de toutes les couleurs au concept de justice, malmené, bafoué, piétiné, mis hors d'état de servir, ou plutôt mis au service d'une engeance dont l'appétit de puissance et de richesse était si insatiable qu'elle se considérait au-dessus de la loi. Et pourtant la Tunisie avait une grande tradition en matière de justice, un corps de magistrats d'une grande droiture et d'une grande compétence et des avocats de haut vol que ce soit dans le droit islamique ou dans le droit romain. Mais les aléas de l'Histoire ont fait que le système judiciaire était devenu la cible de deux familles et de leurs affidés qui l'ont vidé de toute sa charge d'idéal incontournable et de quintessence de l'humain.
Les criminels paieront Il est heureux que l'avènement de la révolution du 14 janvier ait commencé à changer la situation. L'espoir existe aujourd'hui que la sombre période de Ben Ali ne serait plus qu'un mauvais souvenir et que le juge, l'avocat, le greffier, le notaire, etc. retrouveront une dignité et une liberté qui leur ont été confisquées par des prédateurs sans foi ni loi (c'est le cas de le dire). Avec comme cerise sur le gâteau l'ancrage de la notion de l'indépendance de la justice dans la réalité quotidienne. Et d'ailleurs le peuple est assuré, de jour en jour, que ceux qui sont soupçonnés d'avoir commis des délits ou des crimes contre la nation ou contre des personnes, actuellement sous les verrous ou en fuite, paieront tôt ou tard la note de leurs méfaits. Certes, la recherche d'une preuve demande du temps; certes des vices de forme peuvent entacher les démarches entreprises pour ramener au pays les criminels et récupérer les fonds expatriés. Cela ralentit incontestablement les poursuites judiciaires. Mais à la longue, justice sera faite sans quoi la démocratie n'aurait plus raison d'être. Et la tâche est d'autant plus délicate que nous sommes, il ne faut pas l'oublier, au stade d'une démocratie transitionnelle. Nous avons tout à apprendre sur ce terrain si nouveau pour nous. Sans oublier que les conditions matérielles se doivent d'être améliorées afin que le juge puisse remplir en toute sérénité et en toute indépendance sa mission, une mission certes exaltante mais très abrupte. Il doit être à l'abri des pressions politiques, économiques et idéologiques en l'aidant à couper court à l'interventionnisme, véritable poison qui peut ronger la démocratie pour en faire un instrument docile entre les mains des puissants de ce monde. Et puis comment voulez-vous que le magistrat puisse maîtriser en toute équité et lucidité, son sujet quand il est au prise avec des centaines de dossiers qui s'entassent, dès potron-minet, sur son bureau? Il s'agit d'un examen capital, car y sont en jeu la permanence et l'enracinement des droits de l'Homme, des libertés publiques et individuelles. Il faut en un mot que les magistrats puissent faire prévaloir leurs compétences, leur intégrité, leur droiture, et surtout l'appel de leur conscience, toutes choses dont peut s'enorgueillir notre magistrature quand elle n'est pas la cible d'un pouvoir exécutif envahissant. Réviser tout le système judiciaire à la lumière de tout cela est un impératif qui conditionne la pérennité de la Révolution.