La classe politique tunisienne, tous courants politiques et idéologiques confondus, brille plutôt par son fâcheux, voire insondable déphase avec la réalité de notre cher et non moins malheureux pays et notamment avec le quotidien des tunisiens dont le pouvoir d'achat est réduit à une peau de chagrin et la capacité de consommer, comparativement avec la situation pré-révolution, n'est plus rien qu'une marge de plus en plus rétrécie. Le simple tunisien fait chaque jour de grands écarts pour tenter de composer avec le coût de la vie et d'encaisser la flambée des prix. Des pans entiers de la classe moyenne, incapables d'amortir le choc de la paupérisation ambiante et le coup de massue socioéconomique, dégringolent et chutent dans les méandres de la pauvreté. Dialogue de sourds Au pouvoir comme à l'opposition, les hommes politiques vocifèrent dans leurs bulles et leurs tours d'ivoires, sans que personne ne s'en rende compte. Le débat vole, haut et fort, sur un sein dénudé, un message brouillé, un appel à l'excision, une danse spontanée ou un pneu brulé quelque part. On adore les sujets de diversion et les coquilles vides. On éprouve un malin et non moins malsain plaisir à brailler sur l'accessoire, occultant l'essentiel et renvoyant la populace à ses premières doléances. Chacun joue sa partition à tue-tête, en solitaire pourtant, avec l'illusion qu'il est en phase avec un large parterre d'auditeurs. Dans le vacarme dissonant ambiant, chacun meugle plus fort, croyant être ainsi mieux entendu. Chacun suggère qu'il détient la vérité et qu'il est prophète au pays. Quand, en désespoir de cause et de guerre lasse, les tunisiens s'immolent en signe de révolte, les hommes politiques au pouvoir se brulent les doigts et les sourcils pour mener une campagne électorale avant terme. Quand les tunisiens s'élèvent contre leurs pénibles conditions de vie, les ministres tunisiens concernés s'évertuent à noyer le poisson et à ressortir d'on ne sait où des chiffres de croissance aussi gonflés que suspects. Quand les acquis séculiers de la Tunisie sont attaqués, les hommes politiques tunisiens, du moins une bonne partie, pérorent sur le sexe des anges. Quand les jeunes tunisiens bravent la mort en haute mer, notre président condamne les essais nucléaires nord coréens. Quand les jeunes tunisiens sacrifient leur vie dans le brasier syrien, notre gouvernement ne s'en souci guère, n'en pose même pas la question, préférant tirer ses boulets rouges sur le régime syrien et jouer le laquais vassalisé de l'agenda qatari. Quand la Tunisie profonde plonge dans la crise sociale, le gouvernement oppose le bon vieil argument de conspiration et de contre-révolution. Quand la ménagère tunisienne n'arrive plus à joindre les deux bouts et observe, insurgée et interdite, son pouvoir d'achat rongé jusqu'à l'os, le gouvernement, bouché à l'émeri, serre encore le vis et s'empresse d'augmenter les prix. Quand le bon peuple s'interroge sur le processus de rédaction de la constitution et l'échéancier politique, le gouvernement se cache derrière la feuille de vigne de la légitimité. Quand toute la Tunisie squatte les places et les rues pour condamner le lâche assassinat de Chokri Belaid et pleurer la victime, le gouvernement mène tout le monde en bateau, joue la montre, tente de gagner du temps pour éterniser sinon carrément éluder le dossier. Quand les tunisiens abhorrent le gouvernement et réclament sa démission, la fine fleur du pouvoir opère un insolent subterfuge, un lifting de mauvais goût, et sert un remake éhonté en guise de remaniement ministériel. Et quid de l'opposition ? Peut-on parler d'opposition tunisienne ? Que nenni ! Il y a juste des opposants friands de parlote, toujours en quête d'effets d'annonce et de lignes de controverse, presque en totale rupture de ban avec la base populaire et ses centres d'intérêt. Prenant les vessies pour des lanternes, soufflant à plein poumon dans des baudruches, l'opposition tunisienne reste empêtrée dans ses sempiternels travers, ses batailles d'egos et ses courses au leadership. Ses rivalités internes larvées ne cessent d'éclater au grand jour, témoignant de sa vulnérabilité et de sa contradiction. Elle vit une véritable crise d'identité et un déficit de communication, plongeant, tête première, dans les pièges, médiatiques et politiques, pourtant gros et grotesques, montés de toutes pièces par ses adversaires politiques et même par quelques alliés. L'opposition tunisienne préfère les joutes médiatiques que le travail de terrain, privilégiant le tactique au stratégique, la forme au fond. Elle baisse la garde et continue d'écumer les plateaux TV et les ondes Radio pour donner le change à ses adversaires politiques sur des sujets de haut désintérêt pour le commun des tunisiens et d'éluder les débats de société sur des thèmes où lesdits adversaires sont pourtant très vulnérables et très prenables. Où sont les débats sur le chômage, le développement régional, le coût de la vie, la croissance économique, les prestations sociales et les services publics ? Des sujets que l'opposition tunisienne snobe bien qu'ils soient au cœur de son discours, de son champ naturel, toile de fond de son projet de société, et que ses adversaires politiques passent sous silence et évitent comme la peste, car dépourvus de programme socioéconomique et de stratégie de gouvernance. En conclusion, à la majorité comme à l'opposition, le pouvoir d'achat et les conditions de vie des tunisiens ne semblent pas être l'enjeu et la trame de fond. Le Tunisien, excédé des joutes oratoires dont il a désormais une sainte horreur, n'est pas le centre des préoccupations politiques. Les intérêts partisans et les perspectives électorales bouchent la vue et altèrent la perception. Quand la Tunisie profonde croule sous le poids de la misère socioéconomique, la classe politique tunisienne, déconnectée de son contexte, trimbale la misère morale telle une chape de plomb.