Loin de l'idée de faire un procès d'intentions, loin s'en faut, mais d'analyser et d'explorer les dessous de la décision de Rached Ghannouchi de rallier la proposition de sortie de crise, soumise par l'UGTT. L'accord de principe finalement consenti (arraché?) souffre, du moins dans sa formulation, d'une cohorte d'incertitudes, d'imprécisions et de pistes de lecture. Le diable est dans les détails, dit-on! D'abord, il y a lieu de constater que l'annonce est empreinte d'ambigüité. Entre « accepter l'initiative » et « accepter l'initiative comme plateforme de négociation« , la porte reste grande ouverte à toutes sortes d'interprétations et de nuances. A en croire le communiqué explicatif rendu public par Ennahdha, et à en lire le texte entre les lignes, Rached Ghannouchi n'a pas concédé grand chose. Donc, aucun engagement explicite, tout reste négociable. Une concession de façade, visqueuse et évasive, la position de principe restant sauve. En quelque sorte, reculer pour mieux sauter. La dissolution du gouvernement n'est donc pas un préalable à toute discussion, à contre pied de la condition posée par le Front du Salut National (FSN), mais juste un sujet, entre autres, sur la table des négociations. Par conséquent, le projet de dissolution est envisageable mais dans le cadre d'un « paquetage », un compromis en bloc. Il n'est donc pas interdit de penser que Rached Ghannouchi se démène à manœuvrer sans volonté manifeste de lâcher le morceau. D'autant plus que « Majless Echoura » était catégorique, il y a juste quelques jours, en rejetant toute idée de dissoudre le gouvernement. Donc, le double langage est aussi criard que déplacé, en pareil contexte où l'impératif de dégager un compromis national est de loin plus important que la recherche de positions politiques ou partisanes . Ce qui n'est pas vraiment une surprise tant Ennahdha, fidèle à sa marque de fabrique, raffole de discours à géométrie variable et à multiple vitesse. Les cartes semblent brouillées dès la première donne. Ensuite, Houcine Abbassi, Secrétaire Général de l'UGTT a bien précisé que l'accord de Rached Ghannouchi est assorti de nouvelles propositions dont personne ne connait jusqu'ici la nature. De quel type de propositions s'agirait-il? Il n'est pas impensable de conclure qu'Ennahdha a plombé sa nouvelle posture se voulant consensuelle de ses propres des conditions. On est donc en pleine bataille de conditionnalité. Le FSN fait valoir ses préalables à toute tractation, et Ennahdha met en avant les conditions sans qui le débat sur l'initiative de l'UGTT ne serait pas possible. Guerre de tranchées et dialogue de sourds en quelque sorte. La voie de la négociation est déjà fortement pavée d'a priori. D'aucuns se demandent quels sont les axes de l'initiative de l'UGTT (dont les sept points sont rappelés ci-dessous) portent les nouvelles propositions d'Ennahdha. 1- Formation d'un gouvernement de compétences nationales apolitique, restreint, indépendant dont les membres s'engagent à ne pas se présenter aux prochaines élections. 2- Dissolution des Ligues de la Protection de la Révolution. 3- Neutralisation de l'administration, des institutions éducatives et religieuses. 4- Révisions de toutes les nominations locales, régionales, centrales et diplomatiques. 5- Formation d'un comité national d'enquête sur les derniers assassinats politiques et attentats terroristes. 6- Formation d'un comité d'experts pour l'achèvement et la révision des points litigieux de la constitution. 7- Préparation de la loi électorale dans un délai ne dépassant pas les 15 jours suite à la création de l'instance qui en aura la charge. Enfin, le timing de l'annonce n'est pas fortuit mais répond à un objectif inavoué. Pourquoi maintenant? Soit à deux jours de la grande manifestation « Dégage », prévue le Samedi. Un éléphant aurait trébuché sur le lien de cause à effet tant il saute aux yeux. L'idée de gagner davantage du temps, de saupoudrer le grand mouvement de protestation annoncé, de pourfendre la pression de la rue et de diviser les rangs de l'opposition serait derrière le choix de ce momentum. Après tout, cela fait un bout de temps que l'UGTT a soumis sa proposition. S'en intéresser uniquement aujourd'hui pose plus de questions que ceci y répond. En concédant peu, trop peu, Ennahdha tente de gagner sur tous les tableaux. Démarche usée jusqu'à la corde. En outre, dans le même ordre d'idées, deux éléments importants pourraient être signalés dans le cas, certes hypothétique, où Ennahdha accepte de dissoudre le gouvernement et d'en former un autre, selon les critères prévus par l'UGTT : * Un temps fou serait gaspillé pour mener le processus à bon port et parvenir à un consensus sur la constitution d'un nouveau gouvernement. Tout ce temps-là serait du pain béni pour Ennahdha. * En tout état de cause, Ennahdha aura toujours la main sur l'ANC qui, sans surprise, pourrait être instrumentalisée comme arme d'assaut et arsenal de riposte. Ennahdha aura d'autant plus les coudées franches sur cette institution que l'initiative de l'UGTT n'en réclame pas la dissolution mais juste d'en ramasser le mandat et l'échéancier. En conclusion, il y a un paradoxe à relever: En faisant les concessions nécessaires pour débloquer la situation de crise, Ennahdha a pourtant beaucoup à gagner. Son escarcelle sera, le cas échéant, remplie de nombre de dividendes politiques, pour peu que ce parti au pouvoir inscrive sa démarche dans une perspective nationale et non partisane et place l'intérêt supérieur de la Tunisie au premier rang de son agenda : - Ennahdha aurait été le principal artisan de la sortie de crise. Il aurait débloqué la situation et placé le pays sur les bons rails. Ce qui aurait constitué un message significatif aux yeux de l'opinion public qu'il aurait pu capitaliser et rentabiliser, en prévision de toute joute politique ou électorale. - Ennahdha aurait été en mesure d'élargir la base de responsabilité de l'échec du gouvernement et sortir de l'ornière de l'insuccès et de l'incompétence où il a été longtemps empêtré. Un gouvernement de technocrates aurait réduit la pression et la critique sur le gouvernement précédent et dilué au fur et à mesure sa négative image. Avec le temps, l'opinion publique aurait détourné le regard sur le gouvernement et sa médiocre prestation pour focaliser sur le nouveau. Ce qui aurait constitué, en terme électoral, un levier de première main. Ainsi, il aurait pu faire occulter son incapacité à gérer l'appareil public et limiter, voire effacer, cette perception de gouvernement défaillant. - Ennahdha aurait mis à profit la nouvelle situation où il serait dégagé et délié de toute charge gouvernementale pour mobiliser toutes ses forces et focaliser ses efforts sur les prochaines échéances électorales. - Ennahdha aurait pris, à l'égard de l'opinion publique, un pas d'avance sur l'opposition et prouvé que ses pontes sont des hommes d'Etat et son président, Rached Ghannouchi, un leader national et non un apprenti despote, roi de la roublardise, fourbe manœuvrier, qui, à l'antichambre du pouvoir, tire les ficelles et règne par procuration, comme d'aucuns l'accusent souvent. Bien au contraire, otage de son propre agenda, manifestement idéologique, Ennahdha continue de mal calculer son coup et de faire une mauvaise évaluation de la situation. Son approche est toujours plus tactique que stratégique. Le parti veut toujours choisir ses adversaires, ses armes de combat et le moment propice pour descendre à l'arène. Une méthode trop prévisible, trop consommée, toujours mue par l'intérêt partisan et non l'enjeu national.