Il est parti, non sur la pointe des pieds, mais en claquant la porte. Sa dernière et ultime sortie n'a surpris personne, tant il a mené une lutte aussi longue qu'acharnée contre la maladie. Pourtant affaibli et souffrant, feu Sghaier Ouled Ahmed n'a pas cessé de tutoyer la rime et de traquer les mots, jusqu'aux dernières onctions. A ses moments de rémission, gagnés contre la maladie et contre le temps, il retrouvait aussitôt sa quête littéraire, reprenait sa chasse des formules poignantes et renouait vite avec sa plume, sa plus fidèle complice. Durant son combat contre le cancer, il a trouvé le souffle et la foi d'écrire un livre et de le dédicacer, pour son large public, lors de la Foire du livre de Tunis, quelques jours avant de quitter la mère patrie, sa Tunisie, notre Tunisie qu'il a aimée plus que tout, comme personne n'est en mesure de l'aimer. On dirait qu'il s'était agrippé à la vie rien que pour achever son ouvrage et aller au bout de son projet. Il se savait irrémédiablement condamné, conscient qu'il n'en avait pas pour longtemps, mais jamais il ne s'était lamenté ou tiré un quelconque avantage, moral ou matériel, de sa pénible traversée pathologique. Il ne voulait ni compassion ni pitié. Il est mort comme il a vécu : guerrier fier, orgueilleux et démuni. Ses écrits, que des esprits aigris ont qualifiés de brûlots frisant la mécréance, étaient sa seule richesse et son unique cheval de bataille. Il n'est pas fortuit qu'il ait donné à sa fille le prénom de « Kalimet » (mots). Il a honoré son dernier combat, léguant à la postérité un héritage culturel flamboyant. Il s'est éteint dans la dignité et sur le champ d'honneur, l'arme à la main. Mort ou vif, le poète n'a laissé personne indifférent. Même décédé, il ne passe pas inaperçu, il a toujours adoré défrayer la chronique et prendre à contre-pied partisans et adversaires. Il est parti, à la grande joie, bassement exprimée, d'un noyau de ses détracteurs, ravi qu'un penseur libre fût passé à trépas et qu'une voix haute et forte fût définitivement tue. Tels de charognards, mus par leur lâcheté, qui s'acharnent sur un cadavre. Le poète, qui a toujours refusé sa vie durant de rentrer dans les rangs, a été rappelé à l'ordre, fauché plutôt jeune par la grande moissonneuse. Feu Sghaier Ouled Ahmed a toujours été contre l'Islamisme politique, il ne s'en était jamais caché, dans ses poèmes ou ses articles, il n'en démordait pas, quitte à essuyer les foudres de ses rivaux et à monter aux créneaux pour s'en expliquer. Mais de là à considérer son décès comme une victoire, ce n'est pas seulement un acte scandaleux mais aussi et surtout un sacrilège dont seul un esprit chagrin, broyant du noir et incapable de discernement, est en mesure de cracher. D'autres, plus nombreux et plus assourdissants, ont cherché, dans l'emphase et le dithyrambe, à récupérer le sombre événement et à se frayer un bon chemin dans le bercail médiatique, rivalisant de figures de rhétorique, de clichés usés jusqu'à la corde et de surenchères verbales. Il y en a qui ne se croient éloquents que dans l'outrance et la diarrhée verbale. Une inflation de témoignages, soi-disant justes et reconnaissants, qui s'avèrent autant indécente que volubile et qui contraste nettement avec le caractère sobre, humble et réservé du défunt. Une course démesurée aux hommages et aux éloges. Qui pour redorer un blason intellectuel en loque, qui pour remonter la pente politique, qui pour se démarquer de l'engeance, qui pour montrer bruyamment un faux deuil. Comme quoi, plus on crie sa douleur et plus on a d'auditeurs. Plus on braille et plus on se fait entendre. Révolté, engagé et écorché vif jusqu'à la dernière minute. Fidèle à son image rebelle et à sa vision insurgée, il a voulu que même sa mort soit un moment de rupture et de symbole. Pour ses dernières volontés, il a souhaité que le tabou et l'interdit social soient brisés lors de son enterrement et que les femmes soient présentes à son inhumation au cimetière. Dernier vœu bien exaucé par des centaines de femmes, éplorées mais bien là à la mise à terre de l'enfant terrible de la poésie tunisienne. Il aura été un farouche défenseur de la femme même à ses funérailles. Mort ou vivant, il aura été toujours égal à lui-même et droit dans ses bottes, donnant à ses convictions la force de perdurer et aux sentiments d'amour leur lettres de noblesse.