Par Sarra Belguith TUNIS (TAP) - Le 1er juin 2011, à 15H00, dans un café de Tunis, sur l'avenue Habib Bourguiba, bercée par ces rangées de ficus centenaires et légendaires, il s'en souvient, avec mélancolie, du jour et du mois. Il y a exactement 35 ans, depuis que "j'ai quitté le 1er juin 1976, la prison de Bordj Erroumi, portant depuis, et pendant 13 ans, le statut de réfugié en France jusqu'à 1989", s'exprime le grand poète tunisien Tahar Bekri. Au premier jour de sa visite privée en Tunisie, cet ancien militant à l'UGET dans les années 70, parle, dans un entretien accordé à l'agence TAP, de sa jeunesse, de ses 20 ans, loin de son pays où les senteurs, les saveurs et les lieux l'ont toujours habités, pour marquer dans son oeuvre de poète citoyen voyageur, l'errance et l'exil. Avec ses mots aussi forts et fragiles comme des pétales de fleurs, Tahar Bekri parle de son nouveau recueil "Je te nomme Tunisie" (Editions El Manar, Paris) dont la parution a été fêté du 27 au 30 mai au marché de la poésie à Paris. Un recueil dans lequel, le poète, lié au présent, revient sur sa "blessure béante" et dépeint cette braise qui le tourmentait et cette douleur qui dit-il "J'espère avoir traduite: aimer son pays et payer cher cet amour": Du "retour sur les années elles-mêmes...Mille fois perdue dans la distance...Ton appel me sauvait des naufrages". Ces extraits furent à l'origine d'un premier intitulé "Chants pour la Tunisie" avant que le recueil ne devienne "Je te nommes Tunisie" où vous évoquez "Tous ces rameaux se lèvent pour fleurir la belle Tunisie". Racontez-nous ce parcours dans l'écriture? Effectivement, j'ai commencé l'écriture en 2009, au Pouldu face de l'île de Croix, où vivait Gauguin et fut exilé Bourguiba. J'ai écrit les premiers poèmes, dont quelques extraits ont été publiés d'ailleurs au Liban, à Marseille, à Bruxelles, en Turquie... C'était à l'origine "Chants pour la Tunisie" où je reviens sur ma jeunesse éloignée, cette terre lointaine que j'ai toujours porté en mon coeur, en vivant dans l'exergue d'un poète turc Yunus Emre": au delà des mots est mon coeur". Dans ces "Chants" au début, il y'a certainement Chebbi car le verbe chanter est très fort en poésie, il est un hymne. Depuis le 17 décembre "décembre de la colère", je me devais en tant que poète nommer ce qui s'est passé à ma façon avec cette évocation des éléments naturels, sensibles, concrets et matériels y compris nos fleurs, nos plantes, et nos lieux d'une façon générale. Donc ces poèmes ne répondent pas à l'urgence de la révolution? Certainement pas. Ca serait opportuniste de ma part. Ce recueil est la continuité de ma manière d'écrire et de l'Histoire dans laquelle je m'inscris. Je ne me prétends pas comme un visionnaire, mais je pense que le créateur en général devance les événements. L'émotion ne vient pas en réplique, elle est là en gestation permanente. Les événements qui surgissent ne font, en fait, que bousculer ou accélérer le rythme de l'écriture" du poète, dont le devoir est de nommer les choses telles qu'elles sont. Vous parlez d'appellation. Certains nomment la révolution tunisienne de celle du jasmin. Etes-vous d'accord sur ce point? C'est d'avantage la révolution du cactus, des steppes, du marbre, des plateaux, de la pierre, des roches, des phosphates, car ces soulèvements sont partis de ces régions lointaines et difficiles. C'est d'ailleurs ce que j'ai écrit dans ce livre "Debout comme un eucalyptus, à l'appel des probités, je te disais ami des tailleurs de marbre...Sidi Bouzid, Thala, Siliana et Kasserine, fallait-il marcher encore et encore, marcher sur l'ombre violente et dédier aux steppes ces chants... A travers cette braise "nourrie de douleur", comment ressentez vous ce retour cette fois au pays? Je suis heureux de me retrouver ici dans un café entouré de gens enfin capables de parler à voix haute sans avoir peur de parler ou d'être surveillés. Je pense que c'est une grande victoire pour le citoyen tunisien et pour son devenir. Dans vos derniers vers du recueil on lit "Pour tanner nos visages, nulle peur ne se terre, mais la torche neuve et résolue". Comment voyez-vous le futur de la Tunisie? La révolution tunisienne a donné une grande leçon en démontrant que la chasse des dictatures et le champs de la liberté sont possibles. Il faudrait préserver les acquis énormes de cette révolution contre toute menace pour qu'elle ne soit pas hypothéquée par des forces obscures. La question est comment faire pour construire une nouvelle culture qui soit libre, belle, généreuse, fraternelle, démocratique et ouverte à toutes les régions et à tous les créateurs et expressions artistiques. Vous considérez la Tunisie comme une mosaïque humaine depuis l'Histoire, est-ce qu'il y'a aujourd'hui après cette révolution, menace sur cette image du pays? Il faut que cette diversité soit toujours perçue d'extraordinairement positive dans la tolérance et la paix. Je pense que si les tunisiens ont lutté pour la démocratie, c'est pour qu'ils puissent s'exprimer avec acte de civilité. Ce devoir de tous doit être fait loin de l'intransigeance, en gardant cet esprit voltairien "je suis différent de vous mais je suis prêt à mourir pour que vous puissiez vous exprimer". Le durcissement politique de certains courants est bien réel et il ne traverse pas seulement la Tunisie. Dans tous les moments révolutionnaires de l'Histoire, on saisit que le durcissement s'installe aussi dans ces moments de positionnement pour chacun. Ce qu'on peut craindre parfois c'est que les politiques se positionnent pour se payer une place parfois violemment. C'est pourquoi, j'estime que la maturité du peuple tunisien doit être aux aguets pour empêcher cette violence, laquelle était source d'embrigadement idéologique et de censure de la presse. Si le silence était la parole absente sous la dictature, aujourd'hui, il faut être attentifs et vigilants pour ne pas être injustes et oppressifs car toute révolution porte au fond d'elle même des valeurs profondes qui sont la dignité et la liberté, acquis énormes à sauver, par tous les Tunisiens, qu'ils soient ici ou ailleurs. Est ce que vous envisagez un retour définitif en Tunisie? Non, moi je suis tunisien où que je sois. Je me qualifie de palmier volant enraciné dans sa culture mais qui a besoin de voyager et de partager et je n'ai pas d'autre fonction que celle d'aimer mon pays. Ainsi, je perçois la beauté du monde. Et quelle est la laideur du monde à vos yeux? C'est le fanatisme, l'intolérance, l'agressivité et la fermeture. "Pour libérer la tempête de son du, combien d'années dois-tu nourrir pour alléger la rose de sable de son silence de verre" (extrait du recueil). Est ce que Tahar Bekri sera parmi nous à la foire internationale du livre de Tunis 2011? Si je suis invité, ça sera avec grand plaisir. Votre mot de la fin! Mon rêve est de voir la Tunisie bâtir une vraie démocratie, ma crainte que certains fanatiques ou obscurantistes l'emportent. Et l'espoir est dans ma poésie. "Détrompe-toi, les grains ne rêvent pas de devenir des pailles, mais d'être levés pour les justes raisons".