La question des médias en Tunisie reprend de plus belle ces derniers jours, autant ou presque que le limogeage du gouverneur de la Banque centrale, reléguant bien au second ordre ou un ordre bien secondaire, aussi bien le discours présidentiel en France (sur lequel il importerait de se pencher du point de vue de la concordance des actes et du discours) que les déboires d'une Assemblée nationale constituante de plus en plus confinée au statut d'une théâtralité burlesque et d'une frivolité quasi-marginale, à la limite de l'irresponsabilité de certains. Sans doute a-t-on de plus en plus la conviction que le prochain combat sera médiatique ou ne sera pas et que si un espoir persiste encore dans une vraie transition démocratique, c'est grâce aux médias que cela pourra se réaliser effectivement à condition que ces médias sachent clairement ce dont ils sont redevables dans un tel contexte. La partie visible de l'iceberg médiatique est peut-être le conflit déclaré de deux directeurs de la télévision publique : Saïd Lakhzami, directeur de l'information de la première chaîne, et Imen Bahroun directrice de la seconde chaîne. A la périphérie de ce conflit, il y a lieu de relever, en plus d'autres situations minimes, certains commentaires sur la manipulation par la présidence d'une journaliste de la TAP ou sur son besoin à elle, en bonne opportuniste, de faire preuve d'allégeance dans un contexte où elle doit avoir le sentiment que rien ne changerait dans le secteur. Le plus important à souligner, c'est que ce débat se fait au nom du manque ou non de professionnalisme ! Je pense que la question est mal posée, car elle est moins une question de professionnalisme qu'une question de juste délimitation des lignes éditoriales. De fait, le vrai professionnel, c'est celui qui est capable d'assurer son travail, même en désaccord avec ses idées, dès qu'il accepte de travailler dans une entreprise ou un établissement qui n'est pas en harmonie avec ses convictions. Plusieurs journalistes très visibles aujourd'hui dans le paysage médiatique, avec les couleurs de l'étape, ont fait preuve de professionnalisme sous l'ancien régime sans que quiconque ait le droit aujourd'hui de le leur reprocher ; car ils avaient fait, autrefois, ce qui se devait pour eux, là où ils étaient. Sous l'ancien régime, les médias publics étaient ainsi répartis : l'agence TAP comme un média dit public dans les conditions d'agence, cependant avec un devoir d'allégeance au pouvoir ; un secteur audio-visuel en tant que média au caractère public plus souligné, mais avec une latitude d'initiative différemment modulée selon les chaînes et les stations, selon les émissions aussi, surtout en matière de reportage et d'information ; enfin, la Snipe-La Presse-Assahafa, au statut de société anonyme dont les deux journaux, mais surtout le principal organe, le quotidien de langue française La Presse, ont insensiblement glissé d'un journal apparemment de service public avec un sous-entendu d'allégeance gouvernementale, en vrai journal du président de la République, particulièrement après 2004, pour ce qui concerne l'information et les commentaires, au détriment même du gouvernement. Les dernières années, les deux journaux ont été amenés à accorder une place relativement excessive (indépendamment de leur autorité interne) à l'épouse du président, la présidence par cette dernière d'organismes internationaux et d'associations caritatives aidant. Ainsi, malgré un léger flou cultivé dans la détermination textuelle de la ligne éditoriale des médias publics sous l'ancien régime, les lignes rouges et les lignes vertes étaient nettement perceptibles et dans ce cadre, journalistes et responsables avaient fait leur travail indépendamment de leurs humeurs personnelles, ce qui ne les empêchait pas de s'exprimer et de militer pour leurs convictions et leurs revendications dans les cadres et les structures appropriés, notamment ceux relevant de l'action syndicale. Je peux même dire que, mis à part des cas isolés et fort marginaux, le respect mutuel était de règle parce que chacun savait ce dont l'autre était redevable. Ce qui arrive aujourd'hui et qui se traduit parfois par des discours relevant plus de la diffamation que de la critique, c'est ce fou artistique caractérisé dans lequel baigne le paysage médiatique public par le fait de deux volontés apparemment contradictoires, celle des journalistes enfin forts de la liberté dont ils ont conquis tout l'espace et, semble-t-il, un peu plus encore, et celle de l'autorité politique, avec ses différentes composantes, de plus en plus méfiante à l'égard de médias libres qui échapperaient totalement à sa maîtrise et qui finiraient ainsi par maîtriser les règles de l'équilibrage politique, même à ses dépens. La preuve de tout cela, c'est justement ce conflit entre deux responsables de même grade dans un établissement médiatique public qui est censé avoir, pour ses deux chaînes, les grands traits communs d'une même ligne éditoriale, avec les déclinaisons spécifiques à la fonction et au champ d'action de chaque chaîne. Sans doute aussi faudra-t-elle accélérer la mise en application de textes réglementant le secteur et résoudre la question des nominations en délimitant le champ d'intervention de chacun, surtout pour ce qui concerne la relation entre le journalistique et l'administratif. Le débat sur les médias publics est une grande priorité en Tunisie, surtout en cette période de transition où son rôle peut être déterminant dans un sens comme dans l'autre. Un débat et non un coup de force, ni d'un côté ni d'un autre. Avec cependant un détail de taille : les médias publics ne sont pas l'affaire des seuls professionnels de l'information ; ils sont aussi, ils sont surtout une affaire de citoyenneté et de société civile. Et c'est tout dire !