Rached Ghannouchi, qui se croit habilité (pour une raison qu'il est le seul à connaître) à parler au nom de la Tunisie et des Tunisiens, a estimé le moment venu de mettre la nation en garde contre un ennemi des plus virulents, encore plus dangereux, selon ses dires, que ses chers rejetons les salafistes, dont nous devons souffrir la laideur et les excès parce qu'ils (et c'est là une raison largement suffisante à ses yeux) rappellent à R. Ghannouchi sa prime jeunesse ! Tous ceux qui se permettraient de se plaindre des agissements de ces hordes barbares commettraient donc le sacrilège de compromettre le plaisir de sa sainteté le chef de file du parti régnant Ennahdha, que Dieu l'agrée, le porte-drapeau du califat. Il y aurait donc en Tunisie une faction plus dangereuse que les salafistes, et elle a nom Nida Tounès. R. Gannouchi, le leader nahdhaoui, fort du droit divin dont il se croit le dépositaire, ne perd pas son temps à argumenter. Ses propos, il en est persuadé, ont valeur de credo. Quand sa sainteté verdicte, avec une détermination toute céleste, la Nation doit se rendre à ses lumières sous peine de s'égarer. Son rôle, à lui, est de débusquer les dangers qui guettent une révolution dont il se dit l'unique instigateur et qu'il s'emploie à défendre par tous les moyens. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il ne s'est pas encombré d'une quelconque responsabilité politique. Quand on a en charge le salut et le devenir de la nation, c'est-à-dire une théocratie à mettre en place, on ne perd pas son temps à s'occuper des affaires communes. La dernière sortie du Messie des temps modernes est intéressante à plus d'un titre. C'est en effet pour la première fois que le Guide de la nation se démarque publiquement de ses enfants. Doit-on comprendre par là que le chef du parti régnant rompt définitivement avec le salafisme qu'il a maintes fois revendiqué comme l'une des principales vertus du croyant authentique ?! Le Guide reconnaît, dans la foulée, en désaccord avec moult déclarations antérieures, que ses enfants sont bel et bien dangereux à cause de leur excès de violence ! Le Chef omet toutefois de préciser si cette propension à la violence est une tare atavique ou s'il s'agit, au contraire, d'une affection passagère, compte tenu du fait que ses rejetons, comme il l'a souligné lui-même, tout comme lui, sont porteurs d'un projet civilisationnel qui ne manquera pas de métamorphoser le pays. Plus important encore, le chef semble reconnaître ainsi les grands risques sécuritaires qu'il a fait courir à la nation en gratifiant ses chers protégés d'une impunité absolue. Si ces énergumènes n'ont pas commis la gaffe monumentale d'aller au-delà des consignes convenues, lors de la razzia contre l'ambassade américaine, le Guide suprême n'aurait jamais été acculé à se désolidariser de ses ouailles belliqueuses. Ces derniers auraient été plus inspirés de saccager autre chose que cette satanée bâtisse ! Les bureaux des partis opposants, ennemis déclarés de l'Islam et profanateurs invétérés du sacré, auraient été des cibles plus appropriées. Casser de l'opposant ne coûte rien, mais se permettre le luxe de casser du Yankee… Quelle bêtise d'avoir autorisé une pareille folie ! Il y a mieux encore, l'aveu contraint de R. Gannouchi n'annonce pas, comme on pourrait être tenté de le penser, une rupture. Bien au contraire, il définit une stratégie. La voici : puisqu'il s'est avéré qu'il y a plus dangereux que ses enfants, le fin stratège d'Ennahdha annonce à la nation en danger qu'il est prêt à lui prêter main forte en continuant de mettre à sa disposition ses fils turbulents. S'il n'y a, comme le stipule un proverbe du terroir, que le kilo qui fait basculer la livre, il revient à ses soldats dévoués de faire le ménage, eux qui sont passés maîtres dans l'art de foutre la gabegie. Ceci dit, le Guide suprême se trompe lourdement, en prétendant que Nida Tounès est le recyclage du RCD. Il ne serait pas inutile de rappeler que le RCD a été dissous. R. Gannouchi semble ignorer cette évidence. Son but est de suggérer que le RCD a ressuscité à travers le seul Nida Tounès, oubliant du coup les bataillons de rcdistes qui ont rejoint le rang de son propre parti. Mais le plus important réside ailleurs. Si l'on admettait que le danger du RCD consistait dans son mode de gouvernement, il nous faudrait alors admettre que son retour, sur la scène politique nationale, s'est opéré bien avant la naissance de Nida Tounès, très précisément avec l'accession de la Troïka (divisée par trois, c'est-à-dire Ennahdha) au pouvoir. A bon entendeur !