En Tunisie comme partout dans le monde musulman, l'Aïd-el-Kébir porte aussi le nom d'Aïd-el-Idha, c'est à dire la fête du sacrifice. Pour la plupart des familles tunisiennes, cette fête constitue une occasion pour des agapes. On tue le mouton juste après la prière de l'Aïd, et l'odeur de la chair grillée d'envahir la cuisine et parfois toute la maison. Il s'agit d'une cérémonie qui commémore le sacrifice d'Abraham dont le récit est rapporté par la Bible et par le Coran. Le musée du Bardo possède un carreau de terre cuite découvert dans les ruines d'une vieille basilique chrétienne du IV ou V siècle. L'intérêt de ce carreau réside dans son iconographie : elle représente le sacrifice d'Abraham. Nous y voyons Abraham, tenant son fils, s'apprêter à lui passer le coutelas sur la gorge selon le rite et con¬formément à l'ordre divin. Mais le miracle se produit: dans un coin du carreau, il y a l'ange Gabriel qui propose à Abraham un bélier à la place de l'enfant. Nous sommes en présence d'un véritable sacrifice de substitution. Quand on fait l'exégèse de ce fait du point de vue de l'histoire des religions, on y relève deux notions importantes: la notion du sacrifice humain et la notion du sacrifice de substitution. En effet Dieu ordonna au prophète Abraham de lui offrir son fils, c'est-à-dire ce qu'il peut avoir de plus cher, de plus précieux. En acceptant de se soumettre à la volonté de Dieu, Abraham prouve que rien n'est plus précieux, ni plus digne d'amour que Dieu, le créateur de l'univers. Pour témoigner de son profond amour envers la divinité, pour mériter le titre de serviteur de Dieu, l'homme accepte de lui offrir ce qu':il a de plus cher, sa progéniture, c'est à dire une partie de lui-même. La pratique du sacrifice humain était largement connue dans l'univers sémitique depuis la Mésopotamie jusqu'à la péninsule arabique. Il y a, des textes assyro-babyloniens qui attestent la pratique des sacrifices humains dans les cités de Mésopotamie, Pour les Arabes d'avant l'Islam, il y a le récit relatif au père du Prophète Muhammad, Abdallah qui avait été désigné par le sort pour être offert en sacrifices aux divinités arabes. Il fut lui aussi sauvé par le recours à la substitution. Pour pouvoir garder son fils, Abd-El-Muttaleb, le père d'Abdallah, dut offrir des dromadaires en substitution. Ce récit de l'Arabie préislamique reflète le caractère sémitique de sa culture ainsi que le faciès socio-économique des Arabes d'alors dont le dromadaire constitue l'es¬sentiel de la richesse. Il faut cependant remarquer que l'univers indo-européen n'était pas tout à fait étranger à la pratique des sacrifices humains. Dans la mythologie grecque, il y des indices qui en attestent l'existence: pour avoir des vents favorables, les Grecs durent consentir le sacrifice d'Iphi¬génie, fille du roi Agamemnon et de la reine Clytemnestre. A propos du sacri¬fice d'Iphigénie, il est d'ailleurs une tradition d'après laquelle, la déesse Artémis substitua une biche à la jeune princesse et en fit sa prêtresse en Tauride, Il est intéressant de relever dans les trois récits deux notions : le sacrifice humain et la substitution. Dans les trois récits, nous constatons la substitution d'une victime animale à la personne humaine destinée au sacrifice: un bélier pour Isaak ou Ismail, des chameaux à la place d'Abdallah, une biche pour Iphigénie. Mais quand on parle de sacrifice humain, on ne peut omettre d'évoquer l'univers cananéen et partant Carthage. Tous les historiens qui parlent des Carthaginois traitent du tophet de Salammbô, le sanctuaire de Baal Hammon et de Tanit, deux divinités auxquelles les Carthaginois offraient des sacrifices de substitution et d'action de grâce: sur les stèles dressées au tophet, nous voyons très souvent l'image d'un bélier, qui rappelle le sacrifice. Sur d'autres stèles nous assistons même à la cérémonie sacrificielle selon le procédé métonymique où la partie évoque le tout. Sur ces stèles puniques, nous voyons le sacrificateur devant l'autel et sur la table sacrificielle la tête d'un bélier ou celle d'un taureau. Nul doute que le sacrifice d'Abraham que les familles tunisiennes commémorent à l'occasion de l'Aïd-el-Kébir ou Aïd-el-Idha, c'est-à-dire la fête du sacrifice, a des racines qui s'enfoncent dans les couches profondes de notre passé méditerranéen et tout particulièrement sémitique. Il est frappant de remarquer la similitude des faits et gestes. Nous avons rappelé tout à l'heure que la journée du sacrifice est marquée par des grillades et par la fumée et le fumet du rot, Dès que le mouton est égorgé, le sacrificateur, en l'occurrence le chef de famille, découpe les parties destinées à la broche, à la méchoua placée sur les braises d'un grand kanoun ou brasero que la maîtresse de céans a bien préparé, Ce jour- là, le charbon de bois s'avère particulièrement précieux : dans cette ambiance de fumée épaisse et de viandes rôties qui chuchotent, comment ne pas penser à ces pratiques du temps passé lorsque dans les sanctuaires une bonne partie de la victime animale offerte en sacrifice passait au brasero. C'était alors la même ambiance de fumée épaisse et de viandes rôties; on disait alors que les dieux appréciaient l'odeur de la chair grillée. Au moment où le feu de la table sacrificielle consumait la viande offerte en holocauste, la divinité venait voleter au-dessus de la table, c'est à dire de l'autel, pour bien renifler l'odeur de la chair grillée. A ce propos, il y a des témoignages iconographiques irrécusables. Certes comme le disait si bien le Docteur Calmette le présent est lourd du passé". Beaucoup de nos gestes d'aujourd'hui nous ramènent à la réalité d'autrefois.