« L'existence n'est pas une épopée avec des héros et autres grands personnages ; elle ressemble au contraire à un joli petit salon bourgeois où l'on se satisfait pleinement de manger et de boire, de déguster le café en tricotant des chaussettes, de jouer au tarot en écoutant la radio. Quant à celui qui est animé de désirs, qui porte en lui autre chose, la grandeur héroïque et le sublime, le culte des grands poètes ou celui des saints, c'est un fou et un Don Quichotte ». Hermann Hesse, Le Loup des steppes La meute, qui dirige actuellement la Tunisie, n'a pas arrêté de se chercher une excuse qui puisse justifier, aux yeux du peuple et du monde, la faillite intégrale du pays. Face à un bilan si désastreux, l'équipe régnante devrait faire montre de beaucoup d'imagination pour dénicher un tout petit n'importe quoi susceptible de sauver sa réputation chancelante, un moins que rien qui laisserait entendre que la troïka a été desservie par une force occulte, contre laquelle elle ne peut rien. Cette force mystérieuse, qui a contraint la coalition gouvernementale à ruiner la Tunisie, a pour nom Habib Bourguiba. Que tout le monde se lève pour applaudir le génie inégalé de celui qui a accouché de cette ridicule trouvaille ! La perle est cousue de fil si blanc qu'il est possible, même pou un aveugle-né, d'en admirer la fausseté ! L'auteur qui, par modestie, n'ose se présenter au public sous son vrai visage, s'est plu à se produire sous une multitude de masques, semble être un artisan d'une dextérité à toute épreuve. Pour donner du mordant à cette invention du siècle, il a pris la précaution de dérober, en plus de son visage, sa voix. C'est donc par la voix du ciel – ce pauvre ciel qui n'en peut plus d'être tant sollicité ! – qu'il a annoncé au peuple tunisien qu'il devrait frapper à la porte idoine. Celle-là se trouve à Monastir, au cœur de ce mausolée païen qui n'aurait pas dû exister du tout, surtout qu'il a été conçu pour honorer la mémoire du fossoyeur de la Tunisie ! Il s'est avéré en effet, après des analyses fouillées et des expertises minutieuses, que feu Habib Bourguiba, mort le 6 avril 2000, est celui qui a plongé la Tunisie dans l'horreur et le sang. Mort, il continue l'œuvre de démolition qu'il a entreprise de son vivant, rien que pour se venger de ses ennemis jurés, ceux qui tiennent aujourd'hui le gouvernail, et leur faire endosser la responsabilité morale et juridique de ce qui s'est passé depuis le 23 octobre 2011. Nous apprenons donc, par ciel interposé si je puis dire, que toutes les calamités qui ont frappé de plein fouet ce pauvre pays sont à mettre à l'actif de ce monstre qui se plaît, pour mieux cacher son jeu, à jouer au mort : la dictature, pour commencer et, pour terminer, le terrorisme et la faillite morale et, pourquoi pas, économique également. Ce bilan est dûment paraphé par la main de la pythie (et la voix surtout), incarnée dans la personne du mufti de la république. La trouvaille réside donc dans le fait d'imputer à un mort des actions terroristes d'envergure et de disculper, du coup, les hommes et les femmes qui gèrent aujourd'hui les affaires dans le pays. La trouvaille est certes renversante, mais elle n'a pas tardé d'intriguer les Tunisiens. S'il est vrai que ce satané Bourguiba continue, du fond de sa tombe, de commander aux terroristes retranchés dans les montagnes, c'est qu'il devrait être bien soutenu, lui aussi, par ce même ciel que la troïka prétend avoir de son côté, d'autant plus que le terrorisme est, de toutes les affaires qu'elle a entreprises, celle qui prospère aujourd'hui le mieux. Il semble donc, se disent les plus futés, que le vaillant défunt soit l'instrument de la malédiction céleste qui devrait emporter, tôt ou tard, le régime chancelant. La preuve en est que Bourguiba, laïc convaincu, se plaît aujourd'hui, à manipuler les troupes de terroristes fanatiques qu'il a combattues sa vie durant. S'il s'agissait d'un complot, comme le soutient la voix autorisée de la pythie, faite homme enturbanné, Bourguiba se serait servi de ses proches, autrement dit de ces laïcs de gauche qui sont en train de mener la vie dure à la troïka. C'est en raison de cette bouleversante déduction, toute scintillante de logique cartésienne, que ces sages chevronnés ont été conduits à s'interroger si feu Bourguiba, connu pour son nationalisme, n'a pas été contraint d'interrompre son sommeil éternel pour sauver – oui sauver, et non ruiner comme le laissent entendre ses détracteurs – la Tunisie des griffes de la troïka. Si le ciel s'est finalement rangé de son côté, continuent ces raisonneurs infaillibles, c'est parce qu'il est sûr que le défunt leader se bat, cette fois-ci encore, pour une cause juste. La conclusion qui s'impose, évidente en somme, est que Bourguiba voit toujours juste et que sa miraculeuse résurrection intervient à point nommé pour mettre en garde les Tunisiens contre les fossoyeurs de leur pays, ceux-là mêmes qu'il a longtemps combattus et qui aujourd'hui, à la faveur d'un hasard malencontreux, se retrouvent à la tête de l'Etat qu'il a laborieusement construit. Si on devait choisir entre Bourguiba et la troïka, il ne fait pas le moindre doute qu'il serait salutaire pour la Tunisie de prendre le parti de celui que le ciel a soutenu mort et vif. Voilà, entre autres, les conclusions que l'on pourrait éventuellement tirer des élucubrations d'une pythie en mal d'inspiration. Accabler feu Bourguiba par tous les moyens est devenu en effet le sport favori du parti au pouvoir et de ses appendices. Mais il s'avère qu'il s'agit là d'un sport d'autant plus périlleux qu'il se retourne systématiquement contre ceux qui en usent. Bourguiba, ce mort coriace que la troïka s'entête à abattre, s'en est sorti encore plus robuste et plus ragaillardi que jamais. La Tunisie d'aujourd'hui, ballotée par la tourmente, réalise que l'histoire a donné, encore une fois, raison à ce mort providentiel qui n'a nullement besoin de miracle pour démontrer que la nation est méthodiquement détruite par ceux-là mêmes qui, à la faveur d'une drôle de « révolution », prétendent aujourd'hui la rénover. Il ne fait pas de doute que Bourguiba a fait de son mieux pour rénover la Tunisie. C'est d'ailleurs avec le concours des zitouniens, qu'il a entrepris de réformer prestigieuse institution de la Zitouna. Pour s'en rendre compte, il suffit de se rappeler que cette mesure salutaire n'a pas suscité de mouvement de refus ou de révolte. Les fossoyeurs de la Zitouna sont ceux qui s'emploient aujourd'hui même à la dénaturer fondamentalement en la wahhabisant de force. Le conflit qui oppose les zitouniens authentiques aux ténors du wahhabisme conquérant est aujourd'hui évident pour tous. Il suffit de voir les brimades et les persécutions qu'endurent le sheick Farid Béji pour s'en rendre compte. Monsieur le mufti a donc bien raison de dénoncer le complot qui se trame contre la sainte mosquée de Tunisie. Il s'est seulement trompé de coupable.