Osons le reconnaître. L'imaginaire collectif tunisien grouille de notions et d'expressions qui montrent et démontrent que le racisme anti-Noirs existe. Etre Noir ne signifie pas seulement avoir la peau noire. Ça signifie porter certains stigmates. «Abd, kahla, kahlouch, nègre, nègre, noiraud, oussif, guiraguira, lasmar », voilà des mots employés dans le langage quotidien. Et qui disent que les préjugés et le racisme anti-Noirs est un élément qui structure toute une vision, héritée de l'idéologie esclavagiste, dévalorisante de l'autre : le Noir. Des mots qui font du quotidien de ceux qui en sont victimes un quotidien invivable puisqu'ils sont des mots synonymes d'offense, d'humiliation et d'atteinte à la dignité humaine du noir. Etre noir n'est pas affaire de couleur de peau, mais une question de place et de statut inférieurs dans la société. Et, donc, de représentation du noir et d'attitude et de comportement vis-à-vis du Noir. Certes, le racisme en Tunisie n'est ni institutionnel ni politique bien que politiquement les noirs ne soient pas visibles. C'est un racisme qui n'a pas d'obédience idéologique. Plutôt, «il est social. Il s'éructe dans les rues, il se déploie dans les attitudes, il s'abrite derrière les persiennes, il se fouille dans les regards, il se glousse dans les moqueries. Il est un crachat permanent et camouflé» [Cf. Affet Mosbah « Être noire en Tunisie », Jeune Afrique Intelligent, n° 2270, 12 juillet, 2004]. Car le Noir, dans l'imaginaire collectif, renvoie à celui qui est inférieur (au blanc), au domestique ou à l'esclave. C'est-à-dire un sous-homme et avec qui on peut tout se permettre. Dans la (basse) campagne de presse orchestrée pour des raisons politiques-politiciennes contre la secrétaire générale du Syndicat national des journalistes tunisiens, la couleur de sa peau a été mentionnée comme argument pour dénigrer ses compétences professionnelles et intellectuelles. Tout récemment, une enseignante de l'enseignement secondaire, censée diffuser les valeurs de l'égalité, a traité un élève d' «esclave» pour sa couleur de peau noire. «Pas de place pour le racisme», ont écrit les élèves en signe de protestation et de dénonciation de l'injure raciste dont leur camarade de classe a été victime. Or, à part les réseaux sociaux, cet événement a été ignoré par la quasi-totalité des médias. Du côté des partis et des hommes politiques révolutionnaires ou semi-révolutionnaires pas de réaction. Du côté des journalistes-intellectuels et des intellectuels-journalistes il n'y a que le silence sur le sujet. Comme quoi les grands engagements éthiques peuvent avoir leurs limites et leurs politiquement corrects. Toutes ces données permettent de situer l'enjeu de La marche contre le racisme anti-Noir, initiée par un collectif de citoyens indépendants. Partie le 18 mars courant de Djerba et arrivée à Tunis le 21, cette marche ambitionne de provoquer un choc positif dans l'imaginaire collectif. Elle « vise à l'éradication de toutes sortes de ségrégation et du racisme anti-noirs, et dans un premier temps à son bannissement de l'espace public, à commencer par les médias et les espaces éducatifs», selon les termes de la page Facebook dédiée à cet évènement. Pour les parties organisatrices de cette marche, « la lutte pour la dignité mot d'ordre central de la Révolution doit inclure la lutte contre la marginalisation et la discrimination des Tunisiens noirs.» Construire une société égalitaire implique de combattre la peur, l'insécurité, le racisme et d'instaurer dans les rapports sociaux des valeurs positives de dignité, de respect de l'autre. La lutte contre le racisme anti-Noir exige que l'Etat offre à tous les citoyens tunisiens les moyens de décider de leur vie, de maîtriser leur avenir, d'accéder à l'éducation, à la culture et à toutes les postes de responsabilité. L'existence d'une société civile très diversifiée et très dynamique, plongeant ses racines dans les luttes sociales et démocratiques, constitue un atout précieux pour porter encore plus loin la portée politique et symbolique de La marche contre le racisme anti-Noir.