L'un des domaines les plus difficiles à débattre est très certainement le fait religieux, avec tout ce qu'il sous-tend, à savoir l'aspect culturel, philosophique, artistique, religieux ou encore politique. Comment rendre compte, en effet, de tous ses points de vue sans créer d'équivalence entre eux ? Comment accréditer -par exemple- la richesse d'une réflexion philosophique sur la religion (juive, chrétienne, musulmane) sans « blanchir » les soubassements idéologiques et fantasmatiques qu'elle suppose ? Une solution simple que proposent trois philosophes (Baudoin Decharneaux l'Académie royale de Belgique, Youssef Essedik et Mohamed Mahjoub) qui viennent d'animer, à l'Institut supérieur des sciences humaines de Tunis, un débat sur le thème « Lire La Bible et le Coran » : multiplier les lectures, croiser les sources, ne jamais s'en remettre à l'autorité des Anciens. Il faut sans hésitation, comme y invitent les enjeux de la promotion du droit de l'homme à la différence, faire la lumière sur des zones d'ombre, déverrouiller les exégèses autoritaires qui piègent la lisibilité du texte religieux et lutter contre l'inertie fondamentaliste qui oblige beaucoup à assumer une impossible schizophrénie. Contrairement à toute volonté de réinventer des traditions perdues et à toute entreprise de fabrication du sacré qui sont évidemment grosses de tentations totalitaires, le questionnement philosophique du fait religieux invite l'herméneutique rationaliste à se vivre pluraliste et ouverte sur l'inédit de la créativité humaine. Cette orientation est, en fait, la clef de voûte de ce que Karl Popper appelle un rationalisme critique. C'est-à-dire le choix d'une démarche de pensée, probablement la plus appropriée en matière du questionnement philosophique de l'objet religieux : ne rien tenir pour dogmatiquement acquis, accepter la possibilité d'être réfuté et mettre en cause toute tendance autoritariste. En ce sens ce n'est pas la critique des croyances qui est première dans le cadre du questionnement philosophique du fait religieux, mais bien celle de la question de l'attitude à adopter vis-à-vis de la religion, dans la société et à l'école. Questionner le fait religieux, c'est donc faire connaître. C'est parfois faire « reconnaître », parfois faire « aimer ». Mais ce n'est ni admettre aveuglément ni cautionner. En d'autres termes, c'est d'abord l'occasion de juger, d'exercer son esprit critique, et toujours celle d'offrir à celui à qui l'on s'adresse l'opportunité de reformuler- en réaction à ce qui vient d'être appris- ce qu'il est, ses valeurs, ses choix, sa compréhension du monde. La critique ne dessert en rien l'acte et le contenu du questionnement philosophique, au-delà de la foi, du fait religieux : bien au contraire, elle actualise son propos, le « rénove », le rend pertinent ici et maintenant. Dans cette perspective de rénovation et d'humanisation de la religion, qui retrouve l'inspiration rationaliste de la philosophie, l'ouverture aux principales conceptions religieuses ne saurait faire problème puisqu'il s'agira de les examiner d'une manière critique, dans leur statut intellectuel comme dans leurs effets pratiques, à la lumière de la raison. Et s'il y a des domaines qui échappent à cette dernière, c'est encore à elle de le dire et de justifier ainsi le droit à la croyance. Conçue ainsi, l'option religieuse devient un choix personnel parfaitement respectable puisqu'elle ne s'oppose ni aux conquêtes de la science ni au progrès social. L'idéal laïque de ceux qui ne désespèrent pas d'améliorer la vie ne saurait donc se satisfaire des religions telles qu'elles sont : il exige qu'elles fassent l'objet d'un débat public appuyé sur les seuls critères de la raison théorique et de l'exigence, morale autant que politique, de l'émancipation des hommes. Le questionnement philosophique de la religion cherche à asseoir les fondements intellectuels d'une capacité réelle d'écoute, de compréhension de soi et de l'autre, de tolérance qui consiste non pas à s'abstenir d'interdire, mais qui réside, selon les mots de Paul Ricœur dans l'expression claire et l'acceptation de désaccords irréductibles et raisonnables. Dans le contexte du discours sur Le Choc entre les civilisations, le questionnement philosophique de la religion correspond à une option plus nettement intellectuelle et émancipatrice: il s'agit moins de transmettre une foi aveugle que de faire s'exercer une capacité, celle de la liberté du jugement et de l'analyse critique. L'ambition du questionnement philosophique n'est pas de substituer une religion à une autre puisqu'il s'attache à donner à tous (croyants et non croyants) l'habitude d'user de leur raison, de construire une argumentation. Cette manière d'envisager le questionnement philosophique de la religion est progressiste, en cela que son but principal devient la formation du jugement indépendant de l'individu, la construction d'une meilleure résistance individuelle aux propagandes, à la démagogie et aux confusions volontaires.