L'événement décisif, qui a monopolisé l'attention des Tunisiens cette semaine, est incontestablement la décision, attendue et différée au moins deux fois, du mouvement Ennahdha concernant son éventuel soutien à l'un ou l'autre des candidats à l'élection présidentielle du 23 novembre 2014. Il faut reconnaître que, pour les connaisseurs des motivations et des fonctionnements des partis politiques, la décision finale n'a pas été une grande surprise, celle finalement annoncée vendredi 6 novembre de laisser la liberté aux électeurs du mouvement d'opter pour le candidat qui leur paraîtra le plus à même de servir la patrie et d'y engager la dynamique de développement dans la concorde et l'unité nationale. Pourquoi cette décision est-elle jugée la plus rationnelle, au-delà des vœux exprimés par plusieurs candidats de voir la seconde formation politique du pays, après Nidaa Tounès, leur apporter son soutien ? D'abord parce qu'il n'y a, de fait, dans la liste des candidats soutenables par Ennahdha, aucun qui soit assez mobilisateur pour constituer un vrai contrepoids à Béji Caïd Essebsi, probablement le favori non contesté du premier tour, avec même la possibilité de conclusion du scrutin sans le besoin d'un second tour. Pour plusieurs Tunisies d'ailleurs, ce serait sans doute préférable car cela ferait gagner au pays un temps précieux et un argent beaucoup plus utile ailleurs. En effet, ceux qui se font appeler « les démocrates socialistes » ont vu le peuple ne leur reconnaître ni la qualité de démocrates, ni celle de socialistes, en référence aux résultats des législatives. Comme attendu, certains d'entre eux ont dû se débattre pour ne pas se laisser noyer dans les ténèbres de l'océan politique où il leur faudra hiberner plus ou moins longtemps, avant de pouvoir peut-être émerger de nouveau, probablement transfigurés. L'initiative de Mustapha Ben Jaafer a été jugée désespérée, voire ridicule pour certains et indigne d'un prétendu démocrate qui devrait avoir le sens de la volonté du peuple. Il a donc été renvoyé à la même école où il a été décidé de placer Mohamed Hamdi afin de lui donner l'opportunité d'un recyclage en matière de vraie démocratie, celle qui dicte le respect du peuple et non l'insulte de son intelligence. Mohamed Néjib Chebbi a été jugé pitoyable dans son obstination à essayer de réparer les occasions perdues, malgré le souvenir d'un homme qui, un temps de grande confusion, a pu figurer le profil d'un candidat crédible. On le voit donc tourner toutes ses erreurs en positions de principe, souligner son indépendance par rapport à son parti, lui aussi discrédité comme plusieurs autres, et franchement jouer de séduction ou d'apitoiement de certaines formations, y compris Ennahdha. Reste Marzouki, qu'on croyait le cheval sur lequel miserait le mouvement de Ghannouchi, s'est avéré si indésirable pour les Tunisiens que la seconde formation politique du pays courrait deux risques insupportables pour un avis sensé, celui d'avoir une bonne partie du peuple sur le dos et celui d'insulter l'avenir de ses relations avec la principale formation politique, le Nidaa, alors que celui-ci est invité à penser l'avenir en termes de concorde et d'union nationale. Ennahdha savait qu'elle avait plus à perdre qu'à gagner en soutenant Mohamed Moncef Marzouki ; elle voulait trouver le prétexte idoine pour annoncer cette position et ce prétexte lui a été offert par l'initiative de Mustapha Ben Jaafar (qui aura été jusqu'au bout au servie d'Ennahdha, à bon ou à mauvais escient). En effet cette initiative a laissé paraître nettement l'impossibilité d'union et même d'accord stratégique des prétendus « démocrates socialistes ». C'est d'ailleurs pour cela que la décision d'Ennahdha a été différée, pour épuiser la mise à l'épreuve de ces partis, en fait de dimensions modestes, juste enflés pour un temps par l'appui que leur avait prodigué le mouvement islamiste au début de la transition. Tous les autres candidats, mis au compte de la combine d'Ennahdha, ne sont que des comparses dans le décor global de cette élection présidentielle, « la première qui aura été effectivement et totalement démocratique et pluraliste ». Qui donc sera le sparring partner de BCE, s'il faut passer par un second tour ? Du côté des partis, Slim Riahi, Hamma Hammami, Mohamed Hechmi Hamdi (malgré qu'il en ait !) et Kamel Morjane semblent les plus en vue, avec tout de même des chances inégales entre eux aussi, chacun selon ses moyens. Cependant, un candidat indépendant n'est pas à exclure, pour autant qu'indépendance se puisse concevoir au niveau populaire ; il y en aurait au moins trois dont les chances restent concevables : Mustapha Kamel Nabli, Mondher Znaïdi et même Kalthooum Kennou, avec ou sans discrimination positive pour la première candidature féminine dans l'histoire de la Tunisie indépendante. Avec huit candidats à chances sérieusement envisageables, le vote sera peut-être moins compliqué pour les Tunisiens, il n'en sera pas moins important du point de vue de la responsabilité citoyenne. Mais les Tunisiens ont souvent montré qu'ils sont largement à la hauteur de cette responsabilité et qu'ils entendent, cette fois aussi, être respectés dans leur choix, même celui qui peut paraître le plus inexplicable, car celui-ci aussi trouve finalement son sens, dans le sens de l'Histoire.