«Le propre de la sagesse et de la vertu est de gouverner bien; le propre de l'injustice et de l'ignorance est de gouverner mal», Platon, Extrait de La République. Parmi les grands mérites de la révolution tunisienne, c'est qu'elle a réussi à mettre à nu, dans les milieux des affaires, un ensemble de pratiques dépourvues de tout sens de l'éthique et du respect des principes de base et des règles élémentaires de la bonne gouvernance. Certaines de nos banques qui se mettent à accorder des crédits sans garanties à des clans «mafieux», nos entreprises publiques qui deviennent des «vaches à lait» uvrant pour des intérêts personnels, et nos instances de régulation caractérisées par leurs passivités et leurs complaisances, ont nui à la bonne marche de notre économie nationale et au développement de notre pays. Aujourd'hui, la séparation des pouvoirs de contrôle et de direction, le renforcement des mécanismes de surveillance, la protection de l'intérêt social et la juste répartition de la valeur créée dans nos entreprises s'imposent comme des mesures urgentes à prendre en compte dans une réforme globale de nos systèmes de gouvernance. Dans ce cadre, la présence d'administrateurs, indépendants et libres de tout conflit d'intérêts, au sein des Conseils d'administration des banques et des entreprises cotées notamment, constitue une mesure phare et une bonne pratique en matière de gouvernance. Face aux difficultés perçues et à l'inefficience observée ces derniers temps dans le fonctionnement des Conseils d'administration qui n'ont pas joué leurs rôles d'alerte et de protection de l'intérêt social de nos firmes publiques notamment, il est indéniable en effet de repenser la composition de ces organes, de renforcer leur indépendance et de consolider leur position dans le système de gouvernance de toute entreprise publique ou faisant appel à l'épargne publique. Il faut rappeler en même temps que l'omniprésence des PDG et les agissements douteux de certains d'entre eux ont fait en sorte que les Conseils d'administration deviennent des «chambres d'enregistrement» en Tunisie. Genèse du concept d'administrateur indépendant Le concept d'administrateur indépendant puise ses sources aux Etats-Unis dans les premières recommandations en matière de «Corporate Governance» de la Securities and Exchange Commission (SEC), remontant ainsi à 1940. En 1978, la réglementation américaine, qui a imposé aux sociétés cotées de mettre en place des Comités d'audit composés exclusivement d'administrateurs indépendants, allait conforter le rôle essentiel de l'«Independent Director» en vue d'assurer une bonne gouvernance d'entreprise. En Europe, la Grande-Bretagne est la première à se doter d'un code de gouvernance avec le rapport Cadbury publié en 1992, qui prône la mise en place de «Non Executive Directors». La notion d'administrateur indépendant est apparue peu de temps après en France, les premières recommandations officielles en la matière datant de 1995 avec la publication du premier rapport Viénot[1]. Dès lors, les administrateurs indépendants s'imposent et occupent une place prépondérante dans les Conseils d'administration. Leur présence au sein des «boards» est devenue incontournable: leur contribution a permis de poursuivre le mouvement engagé pour un fonctionnement plus indépendant et plus diligent des Conseils. L'administrateur indépendant est-il un contre-pouvoir? L'adoption et la promotion du concept d'administrateur indépendant ont été dès le départ considérées comme l'uvre des investisseurs institutionnels et professionnels, en l'occurrence des gestionnaires d'actif, des fonds de pension, qui ont à gérer un conflit d'intérêts entre le devoir de fiducie[2] qui est le leur et la gestion des fonds qui leurs sont confiés au mieux des intérêts de leurs mandants. Il est indéniable dans ce cadre que ces fonds de pension placent l'intérêt des mandants, des épargnants, des retraités en toute priorité et leur accordent une attention particulière. Ces grands investisseurs financiers qui détiennent aujourd'hui l'essentiel du capital des grandes sociétés en Amérique du Nord et en Europe, ont longuement réfléchi sur cette question de conflits d'intérêts et sur les moyens à mettre en uvre pour mieux les gérer et y faire face. C'est ainsi que ces fonds de pension et ces grands investisseurs financiers ont entrepris depuis une quinzaine d'année des actions visant à assurer la promotion dans les «boards» d'administrateurs indépendants qui, certes, ne les représentent pas de manière directe, mais par leur indépendance vis-à-vis de la société et de son management, ils leur apportent une garantie que la gouvernance se fera au mieux des intérêts des actionnaires de la firme. L'administrateur indépendant dans les banques et les entreprises tunisiennes En Tunisie, l'administrateur indépendant pourrait constituer un contre-pouvoir et un rempart solide face aux dérives de certains dirigeants peu soucieux de la pérennité des entreprises qu'ils gèrent. Son rôle et ses missions pourraient dépasser ce cadre et s'inscrire un peu plus dans une dynamique de conception des politiques stratégiques d'une firme, de transfert de connaissance et d'apprentissage organisationnel. Cette dynamique plus pertinente et parfaitement en phase avec les nouvelles exigences du management post-crise et post-révolution, doit sous-tendre encore plus à notre avis l'émergence et le développement du concept d'administrateur indépendant en Tunisie qui est encore à un stade embryonnaire malgré les évolutions des réflexions et des pratiques de gouvernance d'entreprise. En outre, l'administrateur indépendant n'a pas encore une définition légale en Tunisie et les organismes patronaux ou professionnels spécialisés n'ont pas encore développé un Code de bonnes pratiques en matière de gouvernance dans le cadre d'une concertation nationale réunissant tous les acteurs et les spécialistes de la question, comme ce fut le cas dans plus de 80 pays à travers le monde. A signaler, cependant, la parution de la «Charte de l'administrateur de société» de l'ITA en 2010, du «guide des bonnes pratiques de gouvernance des entreprises tunisiennes» élaboré par l'IACE en 2008, et les «timides» recommandations de la Banque centrale de Tunisie (BCT) et du Conseil des marchés financiers (CMF). La présence d'administrateurs, indépendants d'esprit et d'appartenance mais surtout compétents et diligents, aura pour objectif de renforcer le contrôle des équipes de direction, de garantir une meilleure création et répartition de la valeur et de contribuer à enrayer les risques d'abus de pouvoir et de malversation de certains PDG, et d'éviter des scandales financiers ou des prises de risque excessives notamment au niveau des institutions financières. C'est aussi une bonne pratique de gouvernance qui saura rassurer les investisseurs étrangers, les salariés ainsi que l'ensemble des parties prenantes. Elle consolidera également la transparence et le développement du marché financier tunisien. Encore faut-il un dispositif juridique clair qui s'applique littéralement à l'ensemble des entreprises et des banques publiques et cotées en Bourse.