«Plus le pouvoir est modeste, plus il est efficace; plus il est ambitieux, plus il est destructif. Il faut que nous apprenions à vivre sans les “sauveurs”». Laconique, le propos a le mérite de traduire une nette préférence pour le régime parlementaire. «Changer de gouvernement, c'est une crise ministérielle, changer de président, c'est un drame national», renchérit Mansour Moalla dans cet entretien qu'il a bien voulu nous accorder en exclusivité. D'une sérénité qui frappe les esprits, la longue expérience et la traversée du désert semblent formidablement rajeunir cet homme politique hors pair, grand planificateur et un des pionniers de la finance et du métier de banque en Tunisie. Son message est clair‑: «Sans exclure qui que ce soit, la Tunisie ne peut être gouvernée qu'au centre. La responsabilité historique aujourd'hui est de persuader les trois partis politiques qui ont fait partie du gouvernement provisoire à s'allier pour gagner les élections au centre». «Je peux comprendre les ambitions propres des uns et des autres, mais il faut penser à l'avenir du pays. Si les uns se laissaient tenter par une alliance avec Ennahdha et les autres avec l'extrême gauche, ils se laisseraient phagocyter et le pays avec», dit-il sans alarmisme apparent. Pour M. Moalla, cette responsabilité est aujourd'hui celle non seulement des trois grands partis centristes et de la société civile dans son ensemble, mais elle est aussi celle du gouvernement provisoire qui doit œuvrer dans le sens qui favorise un développement d'une alliance au centre. «La majorité du pays n'est ni pour l'extrême droite ni pour l'extrême gauche, ni pour le fanatisme, ni pour l'extrémisme. La période de transition devrait favoriser l'éclosion d'une majorité centriste dans le pays. Ce n'est pas l'élection du 24 juillet qui est importante, mais ce qui va en sortir.L'instabilité n'a jamais été un facteur de progrès. On ne peut pas rester indifférent vis-à-vis de ce risque». M. Moalla dit à cet égard n'être pas tout à fait d'accord avec M. Béji Caïd Essebsi. «C'est son point de vue, je le respecte, mais il avait dans son gouvernement trois formations politiques qui ont le mérite d'exister, qui ont subi la période difficile de la fin de l'ancien régime, qui ont donc prouvé qu'ils n'étaient pas des partis fascistes mais plutôt des partis du centre, même l'ancien parti communiste Ettajdid tient aujourd'hui un discours centriste. C'est sur cette base qu'il fallait songer à construire une majorité de gouvernement du pays au centre. Je ne vois à cet égard pas pourquoi on a imposé à ces partis de choisir entre faire partie du gouvernement de transition ou faire leurs propres campagnes électorales. Ce souci de neutralité me paraît déplacé alors que tout le pays joue son devenir et sa destinée. Il faut que tous ceux qui ont une conception modérée, démocratique libérale de la vie politique et économique puissent demain diriger le pays. C'est de toute une conception de l'avenir du pays qu'il s'agit. Ce n'est pas parce qu'on veut un gouvernement au centre, mais parce qu'on veut un gouvernement qui soit en mesure de continuer l'œuvre de modernisation du pays». Avec un parti comme Ennahdha‑? «Le parti Ennahdha est là, on le respecte, on le laisse vivre, il a le droit d'exister. Reste qu'il n'a qu'à s'adapter à cet avenir que nous voulons tous pour le pays et montrer qu'il n'a pas de vues extrémistes. Laissons-le évoluer». «Je ne parle pas ici de laïcité, parce que cette notion crée des problèmes. La religion est une affaire individuelle, qu'il y ait des prêches religieux dans les mosquées, je voudrais bien l'admettre, mais que l'on y traite de partisanerie revient à abaisser la religion. Les mosquées sont des lieux de recueillement. Tout le monde, y compris les gouvernements, doit respecter cette neutralité sans entrer dans cette polémique sur la laïcité». Abondant dans le sens qui assurerait la plus grande stabilité au pays, M. Moalla indique qu'il faudrait que l'élection du 24 juillet donne naissance à une Chambre constitutionnelle qui ait le rôle d'une Assemblée constituante mais qui sera aussi une assemblée législative. «Le pays ne peut pas en effet continuer à fonctionner avec des décrets-lois, ce n'est pas normal, c'est fragile. L'Assemblée constituante doit être aussi une assemblée politique, c'est-à-dire qu'elle doit-être en mesure de désigner un gouvernement pour une période déterminée, quatre ou cinq ans, et qui puisse, dès le 24 juillet, travailler dans la durée». Cette Assemblée peut aussi désigner un président provisoire jusqu'à l'élaboration de la nouvelle Constitution. Pour que la feuille de route soit complète, M. Moalla relève la nécessité de fixer dans la loi électorale un délai pour aboutir à la Constitution. «La première Constitution du pays a mis trois ans pour des raisons de conjoncture politique de l'époque, mais il n'y a aujourd'hui pas de raison pour que ce délai dépasse les six mois». Pour ce qui est des perspectives en matière de développement économique et de réformes, M. Moalla considère que la plus grande priorité est le sauvetage de l'économie nationale. La plus grande réforme à long terme concerne le système éducatif. «Monopoliser l'enseignement, c'est monopoliser les esprits. A force de vouloir façonner les esprits, on crée des phénomènes de rejet. C'est tout aussi valable pour les secteurs de l'eau, de l'environnement, de l'énergie, des télécommunications. Tout monopole crée la non-compétitivité. On est fier d'avoir 350 mille étudiants, mais nous avons 200 mille diplômés chômeurs parce qu'ils ont été mal orientés. Pour un pays comme la Tunisie, le multilinguisme s'impose. Il y a toute une excitation autour de la langue arabe comme du reste autour de la religion, la langue arabe est la langue maternelle de tous les Tunisiens, il faut faire montre de réalisme. On a perdu presque trente ans à tergiverser autour de ce problème. C'est une réforme importante, il faut avoir le courage de l'aborder. Il faut que la croissance crée des emplois en rapport avec le niveau d'évolution économique du pays. A court terme, il faut mettre l'accent sur l'investissement. Notre capacité de rechercher, d'inventer et d'étudier des projets doit être doublée, voire triplée. On doit avoir des bureaux de recherche et de prospection d'idées de projet au sein de tous les départements ministériels, les gouvernorats, les mairies, les ambassades… Pour ce qui est de la réforme du système de financement de l'économie, M. Moalla se montre tout particulièrement sévère à l'égard du secteur bancaire national. Au cœur du problème : le principe de la banque universelle, la gouvernance et le dilemme entre la création de valeurs et le diktat des actionnaires». Aucune banque aujourd'hui n'a le souci de faire des projets d'investissement, tout au plus fait-elle du commercial. Les banques commerciales sont gérées en dépit du bon sens. A titre indicatif, la BIAT a 5,5 milliards de dépôts, environ 500 millions de fonds propres dont 170 millions de capital. Ce sont les détenteurs de ce capital qui gouvernent les 5,5 milliards de dépôts. Ce n'est pas normal. En clair, cela se traduit par un conseil d'administration où résident les actionnaires importants qui sont en général des hommes d'affaires plutôt soucieux de leurs affaires et de leurs intérêts que de celui de la banque. Le conseil désigne des dirigeants qui sont dépendants de ce conseil. Si par conséquent il ne leur accorde pas les crédits qu'ils veulent aux conditions qu'ils veulent, ils mettent en jeu leur poste, leurs émoluments. Il faut une force de caractère énorme pour pouvoir résister au diktat des grands actionnaires. D'où les mauvais crédits, les crédits abondants, les crédits aux aventuriers… cela se traduit tout naturellement par des provisions et par des pertes. L'actionnariat de la banque doit donc à l'avenir être réservé aux déposants qui n'ont pas d'intérêt avec la banque. Les déposants qui ont des crédits avec la banque peuvent être des actionnaires mais n'auront pas le droit d'accès au conseil d'administration de la banque, ainsi ils ne pourront pas lui porter préjudice. «Cette idée ne va sans doute pas dans le sens de la routine, ça exige une révolution des mentalités. Il faudrait commencer par revoir l'actuelle loi bancaire. Nous avons à cet égard une catégorie de crédit qui est très nuisible, c'est le découvert bancaire. Celui-ci est censé être de court terme, or il se trouve qu'il est le crédit le plus long. C'est une catégorie qu'il faut à mon avis supprimer». Abordant le lien entre l'investissement, la compétitivité et la fiscalité, M. Moalla considère que si l'impôt sur le revenu est plus juste que l'impôt indirect, il donne toutefois l'impression d'être une inquisition. Il ne faudrait donc pas qu'il y ait des taux élevés dans l'impôt direct. Pour ce qui est de l'impôt indirect, le principal c'est la TVA. «J'étais à l'origine de la création de cette taxe, je suis presque en train de la regretter parce qu'il y a à la fois un problème de taux et de remboursement», ironise M.Moalla. Le taux, soutient-il, ne doit pas être élevé sinon il est fraudé. Actuellement, le taux de 18% est largement fraudé. Cependant, la TVA est nécessaire parce qu'elle réduit le prix de revient et permet donc une meilleure compétitivité à condition bien évidemment que l'entreprise et le Trésor public jouent le jeu. Or, «le Trésor ne rembourse pas automatiquement, alors même que le remboursement automatique est l'âme de la TVA, à défaut de quoi c'est le producteur qui supporte la charge de l'impôt ,alors qu'il n'est qu'un véhicule de l'impôt et qu'il rend de la sorte déjà service au Trésor. Cela introduit bien évidemment de mauvais rapports entre le fisc et le contribuable». De la balance des paiements Actuellement, l'exportation de biens ne couvre que 70% de nos importations, d'où un déficit commercial énorme. Le secteur des services est quant à lui excédentaire mais son excédent ne couvre pas le déficit commercial en totalité. La balance courante reste déficitaire (un déficit de l'ordre d'un milliard et demi). Pour couvrir ce déficit, on a emprunté des capitaux, on emprunte pour rembourser les prêts antérieurs (3,5 milliards de dinars) et on emprunte même pour améliorer nos réserves de changes. C'est de l'ordre de 4 milliards de dinars par an , ajouté aux intérêts du service de la dette, qui sont compris dans la balance des services, environ 7 milliards de dinars, cela fait au total de 20 à 27 milliards de dinars d'exportation de capitaux pendant le XIe Plan. On a donc une balance des paiements très exposée, très fragile. «Il suffit d'un rien pour que l'on ait seulement sept jours de quoi vivre, comme cela s'était produit en 1986… On a trop souvent tendance à confondre balance courante et balance des paiements. Ce qui fait qu'aujourd'hui, le pays a la même structure de la balance des paiements qu'il y a trente cinq ans. On ne peut l'améliorer qu'à force d'investissement, de croissance, d'exportation et de production intérieure propre à réduire les importations», souligne encore M.Moalla. Autant d'idées et de pistes de réflexion que M. Mansour Moalla développe dans un pavé de 600 pages à paraître chez les Editions du Sud à la mi-avril et dont les derniers chapitres ont été écrits après le 14 janvier 2011. Des idées qui ne vont pas dans le sens de la routine et qui empruntent pour beaucoup à cet esprit révolutionnaire qui anime le pays. Il en est ainsi de l'idée de remise en question de l'accord d'association de la Tunisie avec l'Union européenne et du principe de la réciprocité totale en matière douanière, d'industrie, de service et de commerce. «De l'indépendance à la Révolution : système politique et développement économique», on ne peut qu'en savoir gré à M. Moalla d'offrir à nos lecteurs, à travers cet entretien, un avant-goût d'un livre-référence qui, il y a fort à parier, ne manquera pas de jeter une nouvelle lumière sur l'Histoire de la Tunisie post-coloniale et d'en éclairer courageusement et avec beaucoup d'audace et de lucidité l'avenir. Propos recueillis