Il faut déjà parcourir presque 400 Km à partir de Tunis pour s'engouffrer dans ce no man's land appelé «El Beheïr», long de quelque 85 Km entre El Hamma et Kébili 85 Km qui préfigurent, avec leur solitude, leur pauvreté, leur sécheresse et leur extrême longueur, tout ce que cette partie de notre pays a pu souffrir depuis le temps de la colonisation française et même après l'indépendance. Kébili est restée, 55 ans après le départ des colons, ce territoire militaire qu'elle fut pour l'Etat major français. Il fallait passer obligatoirement par le poste de la garde nationale de Saïdane et montrer ses papiers, toujours, par tous les temps, et quelle que soit la nature du véhicule Alors si aujourd'hui, sous les grands eucalyptus de la terrasse du café «Le Combattant» qui était là avant 1956 et appelé ainsi par les Français, on se retrouve entre vieilles connaissances, on se demande surtout comment les uns et les autres ont survécu Il y a là les islamistes fraîchement sortis des prisons à la faveur de l'Amnistie générale. Mais il y a également les vieux syndicalistes de 1978, les nationalistes arabes qui pullulent dans ces terres très attachées aux origines, sans oublier non plus les marxistes du mouvement étudiant et d'autres qui se terraient et qui n'ont plus peur aujourd'hui La violence qui a régné quelques jours à Douz avant le 14 janvier, l'autre soubresaut qui a lieu après la révolution et qui s'est terminé par l'incendie de tous les postes de police à Kébili, la véhémence de certaines réactions dès qu'on discute politique, tous ces signes ne peuvent pas surprendre dans une région de tous les extrêmes. Kébili est à l'extrême de tout. Elle est à l'extrême géographique du pays, mais aussi en équipement. L'hôpital régional ne compte que 6 médecins contre une moyenne de 24 dans les autres gouvernorats même oubliés comme Kasserine et Jendouba. Pire, il n'y a plus maintenant dans cette région, qui compte 150.000 âmes, et depuis le 14 janvier, date du départ des coopérants chinois qui faisaient office de médecins par défaut, de gynécologues, pas de pédiatres et pas d'anesthésistes. Les médecins que nous avons rencontrés à l'hôpital régional lancent un vrai cri d'alarme. Ils sont à l'extrême bout de leur résistance. La région de Kébili vit de l'agriculture oasienne et du tourisme. Tout en étant le fer de lance du pays de la production et de l'exportation des dattes Deglet Nour, la région souffre du manque d'eau, de l'inexistence d'unités de mise en valeur industrielle des dattes, unités qui sont au Cap Bon et ailleurs sur les côtes. En plus, depuis des années, les autorités agricoles interdisent toute extraction d'eau de la nappe phréatique de peur qu'elle ne s'épuise. Cependant, 90% de nouvelles palmeraies qui donnent les meilleures dattes à l'export seraient irriguées clandestinement. L'eau est aussi à l'extrême de son usage dans ces contrées. Sa salinité est supérieure aux taux normaux, et ceci est connu depuis une dizaine d'années par tous et particulièrement par la SONEDE qui continue à envoyer ses factures quand bien la majorité des gens boit de l'eau des puits moins salée certes mais non contrôlée. La question agricole ne peut être abordée sans parler de la situation foncière extrêmement compliquée. La propriété foncière est essentiellement collective aux mains des «Arouch» depuis la colonisation. Il va falloir s'armer de beaucoup de bonne volonté et de patience et de persévérance pour pouvoir débloquer l'avenir des réserves foncières, que ce soit pour l'agriculture voire pour la construction et le développement économique. Personne des autorités des régimes de Bourguiba et de Ben Ali n'a pensé que c'est nécessaire depuis 55 ans Les résultats sont un exode massif des jeunes vers les villes ou vers l'étranger quand ils le peuvent. Le village de Souk Lahad en arrive à manquer des bras pour la pollinisation des palmiers L'autre ressource économique, le tourisme, n'est à vrai dire qu'embryonnaire et sert surtout de déversoir pour les hôtels de la côte quand il y a un surbooking. C'est un tourisme qui n'a jamais été pensé en tant que produit autonome malgré les ressources gigantesques de la région, vrai porte du désert tunisien. Les quelques unités hôtelières qui ne dépassent pas la dizaine vivotent comme elles peuvent en l'absence de toute stratégie nationale ou internationale Dans cette situation et après la révolution, les gens commencent à se poser les questions qui les taraudent depuis belle lurette. Sommes-nous Tunisiens à part entière? Qu'est-ce que notre pays a fait pour nous et pour nos enfants, avons-nous le droit de crier notre détresse sur tous les toits et avant beaucoup d'autres qui le font maintenant? Il faut traverser «El Beheïr» pour répondre