• Le soldat tunisien toujours prêt Par Foued ALLANI Il aura fallu attendre jusqu'au 30 juin 1956 pour que le peuple tunisien puisse enfin se doter d'une armée nationale au vrai sens du mot. Une institution vitale, colonne vertébrale du pays, expression des plus éloquentes de sa souveraineté et bouclier contre tous les dangers. Son premier noyau ayant vu le jour une semaine avant le 24 juin. Cette naissance, survenue après 75 ans d'occupation française, n'est en fait pas venue du néant même si la Tunisie a traversé avant cela près de trois siècles et demi sans être totalement souveraine et sans avoir ainsi le droit à une armée nationale. L'effondrement définitif en 1574 de la dynastie hafside après près d'un demi-siècle de présence espagnole humiliante et l'occupation du pays par les Ottomans qui ont ainsi chassé les Espagnols a fait que la Tunisie devienne un simple département sous l'autorité directe du pouvoir central à Istanbul, gouvernée par des représentants militaires du Sultan Ottoman et protégée par l'armée des janissaires. Devenue régence à partir de 1705 sous l'autorité déléguée des beys husseïnites, la Tunisie a acquis petit à petit son autonomie et même le pouvoir d'établir des conventions avec ses voisins tout en gardant un lien quasi symbolique avec la Sublime Porte. L'élément turc ayant joui aussi d'une présence fondamentale dans l'administration et l'armée du pays jusqu'en 1881, année au cours de laquelle la Tunisie devint colonie française tout en gardant une souveraineté symbolique en la personne du Bey. Ce dernier avait une garde à ses ordres (askar El Bey), une petite formation qui n'avait d'armée que le nom. Ce qui restait en fait de l'armée régulière tunisienne ayant vu le jour à partir de 1829 après la dissolution des troupes de janissaires. Une vraie armée régulière à partir de 1831 Près d'une décennie d'hésitations a fait que l'armée régulière bien organisée ne soit vraiment opérationnelle qu'en 1838 sous Ahmed Bacha Bey. Auparavant et dès 1831, celle-ci possédait déjà un premier noyau avec son uniforme et ses cadres, mais trouvait des difficultés à enrôler les Tunisiens non habitués à ce genre d'activité contraignante et souvent assez étendue dans le temps. Un vrai problème d'effectif entravait donc le développement de cette armée qui comptait quelque 6.000 hommes seulement. Ahmed Bey, et dans le cadre des réformes qu'il avait entreprises sous son règne, avait organisé les trois fondements de toute armée régulière moderne, les modalités de recrutement, la spécialisation des troupes (infanterie, artillerie, cavalerie, marine) et la formation. Pour cette dernière, il fit venir des officiers français et italiens puis créa en 1840 l'Ecole polytechnique du Bardo. C'est-à-dire l'académie militaire avec pour la première fois depuis des siècles de décadence un enseignement moderne et ouvert aux langues étrangères. Ahmed Bey et dans le cadre de ses efforts pour lancer l'industrialisation du pays a créé une usine de textile qui fournissait entre autres l'armée en matières premières pour la confection des uniformes, une fonderie pour la fabrication des canons, un arsenal pour la construction des navires de guerre et une fabrique de poudre. Ainsi en 1852 l'armée régulière était composée de 16.181 hommes soit 11.361 fantassins, 1.120 cavaliers et 3.700 artificiers. Auxquels s'ajouteront près de 26.000 réservistes. Quant à la marine, elle était composée de 20 bâtiments avec entre 600 et 800 hommes à bord. A la fin du règne d'Ahmed Bey et à cause des difficultés dont souffrait le trésor public, l'armée n'a pas pu préserver son rythme de croissance. Quant à son successeur M'hamed Bey (1855-1859), il ne montra aucun intérêt ou presque à entretenir une armée régulière et ne fit donc rien pour préserver cet acquis. Cependant et sur le papier, la question du recrutement connut un début de légalisation (Pacte fondamental de 1857) puis la naissance d'une vraie législation militaire à partir de 1860. Celle-ci était composée de plusieurs textes dont : la loi portant organisation du ministère de la Guerre, celle concernant le ministère de la Marine, celle organisant l'artillerie, celle de la justice militaire, la loi sur la mobilisation, etc. L'armée régulière était devenue à majorité formée d'autochtones, mais dirigée essentiellement par des mamelouks s'étant bien intégrés dans leur milieu d'adoption jusqu'à s'y fondre totalement, tels que le général Kheireddine (Ettounsi) et le général H'ssine. Une armée qui utilisait l'arabe comme langue de travail et de correspondance, alors qu'auparavant les forces armées n'utilisaient que le turc. En 1854, 14.000 soldats tunisiens prirent part à la guerre de Crimée qui opposa l'empire Ottoman à la Russie. Sous le commandement du général Rachid, les soldats tunisiens donnèrent pleine satisfaction et eurent le privilège de partager les honneurs de la victoire. A cause de la corruption et de politiques ne prenant pas en compte l'intérêt du pays, l'Etat tunisien dirigé alors par Sadok Bey (1859-1882) finit par toucher le fond et fut déclaré en faillite. Un acharnement fiscal à l'encontre des paysans eut pour conséquence directe de provoquer des soulèvements dont celui survenu à partir de 1864, le plus important et le plus sauvagement réprimé. Des colonnes (M'halla) du bey conduites tour à tour par le général Rostom et le général Zarrouk se chargèrent de mater les révoltes. Honneur aux martyrs C'est donc un pays exsangue avec une armée fantoche que la France entreprit dès avril 1881 de coloniser. entreprise loin d'être une agréable promenade puisque le peuple opposa une résistance farouche aux desseins de la future puissance coloniale qui était à la recherche d'une gloire après la cuisante défaite face à l'Allemagne et la perte de l'Alsace et de la Lorraine. La résistance du peuple tunisien qui a duré presqu'une année grâce aux cavaliers des tribus aidés parfois par des groupes de soldats déserteurs (l'armée beylicale ayant reçu l'ordre de ne pas réagir) a été spectaculaire et nécessita parfois un effort non négligeable de la part de l'armée conquérante. Comme ce fut le cas pour la prise des villes de Sfax puis de Gabès. Certains foyers de résistance, surtout dans le Sud, ont continué à agir jusqu'en 1884 grâce à leurs bases arrière dans le territoire libyen. A partir de cette date-là et jusqu'en 1906, année du soulèvement des Frechiche à Kasserine et à Thala, aucune action armée n'a été entreprise par les Tunisiens contre l'occupation française. Cependant, plusieurs d'entre eux (60.000 soldats dont 10.700 ont perdu la vie) se sont retrouvés sous les drapeaux français lors de la Grande guerre (1914-1918). Auparavant des résistants tunisiens avaient participé à rendre la vie dure à l'occupant italien qui dès 1911 entreprit de coloniser la Libye. A la même époque et à partir de 1915 et jusqu'en 1920, le Sud du pays a connu une véritable insurrection armée. Pas moins de 37 batailles ont eu lieu entre les résistants tunsisiens et l'armée française. A partir de 1940, les Tunisiens vont renouer d'une façon soutenue avec les armes : en participant contre les forces de l'Axe au sein des armées alliées lors de la Seconde Guerre mondiale (près de 1.700 tués), en prenant part à la lutte armée des Etats arabes contre l'Etat d'Israël créé en 1948 en vue de préserver l'unité de la Palestine et l'acquisition de son indépendance, en créant des noyaux de résistants à partir de 1943 grâce à certains chefs scouts, en dépêchant des jeunes Tunisiens pour en faire des officiers dans les écoles militaires de Syrie et d'Irak et en préparant la création de l'armée de libération nationale. De 1952 et jusqu'à l'indépendance, la résistance armée du peuple tunisien a été héroïque malgré les moyens très limités dont disposaient les troupes. Celles-ci étaient par contre dirigées par des chefs jouissant d'une expérience de terrain des plus riches (Seconde Guerre mondiale et guerre en Palestine). La création en 1956 de l'Armée nationale bénéficie donc d'un palmarès glorieux et hérite d'une expérience sur le terrain d'envergure internationale. Cela a contribué à fournir à l'armée naissante les capacités nécessaires à sa noble mission et à récolter tous les honneurs lors des batailles de Remada (1958) et Bizerte (1961) pour reconquérir la souveraineté totale de notre peuple.