Complot ? Non ? Après plus d'une semaine de la déclaration de Lotfi Zitoun, conseiller politique du Premier ministre Hamadi Jebali, sur l'existence d'un complot contre le gouvernement, voilà que Samir Dilou, porte-parole du gouvernement, dénie cette affirmation, et indique qu'il ne s'agit pas non plus d'un double langage. Outre la confusion que ces deux déclarations provoquent, ils interpellent sur la performance du gouvernement actuel au niveau communicationnel, surtout qu'il ne s'agit pas de la première fois que des membres du gouvernement donnent des déclarations contradictoires. Une cacophonie de discours, à l'origine d'une vive tension au sein de la scène politique tunisienne. Cohérence Au milieu de cette cacophonie, le gouvernement actuel se montre dispersé. Une multitude de voix entrent en scène. Ce qui pose un problème d'identification et de crédibilité du discours gouvernemental. « Ce qu'on peut remarquer est que la communication gouvernementale est polyphonique et contradictoire. On ne parle pas la même voix au sein du gouvernement », lance Riadh Ferjani, docteur en sciences de l'information et de la communication, maître-assistant à l'Université de Manouba et chercheur au CARISM (Institut Français de Presse). Il ajoute qu'« il y a plusieurs voix qui parlent au nom du gouvernement, la présidence, le Premier ministère, les dirigeants du parti Ennahdha et aussi le parlement au nom de la majorité. Mais il faut savoir qu'il y a des institutions bien déterminées qui ont la légitimité de parler au nom de l'Etat ou du gouvernement ». Cette confusion dévoile un problème de cohérence du discours, selon Jamel Fakhfakh, CEO de l'agence Carte Blanche Tunis et expert en neuro-communication en Amérique du Nord depuis 2000. « Il y a une grande différence entre la transmission du message et sa perception. Quand il y a un manque de synergie et de synchronisation du discours interne, ceci se reflète sur l'harmonisation du message reçu. Ce qui provoque une contradiction et une incrédibilité du discours externe », explique-t-il. Cette cohérence s'appuie sur un discours personnalisé, pertinent et tangible. Il ne s'agit pas de noyer le récepteur du message par une multitude d'informations, affectant la crédibilité de l'émetteur et non plus de lui donner des informations très appauvries, affectant sa tangibilité. La réception de différents messages mène à la confusion. « Pour pallier à cela, il faudrait établir un consensus tridimensionnel s'appuyant sur le gouvernement, un porte-parole unique et le peuple. Ceci permettra d'aboutir à un discours unifié et de minimiser les pré-jugements », souligne M. Fakhfakh. Polarisation des opinions Mais il ne s'agit pas seulement de cela. Le langage des représentants du gouvernement ne prend pas en compte les bases de la communication politique. De quoi consacrer davantage la polarisation politique des opinions. « Quand on est dans une logique de communication politique, on doit prendre en compte à qui on s'adresse et de répondre à ses attentes », affirme M. Ferjani. Certains reprochent au gouvernement son altérité, s'inscrivant dans le cadre de la course électorale. Ce qui influe grandement la perception de l'activité gouvernementale. « On a l'impression que les membres du gouvernement sont dans une perspective militante. Ils s'adressent à leurs électeurs et non à l'ensemble des Tunisiens. Quand on est dans un poste de responsabilité, on n'est pas dans une logique partisane électorale, il faut s'adresser aussi à ceux qui ont voté autrement », estime le chercheur. Absence de programme L'absence de programme ajoute encore plus à cette cacophonie au sein du paysage politique. Depuis sa prise en fonction, on reprochait au gouvernement, l'absence d'un programme clair qui définit les objectifs à atteindre durant cette période de transition. D'ailleurs, M. Ferjani affirme que le Premier ministre n'a même pas prononcé un discours d'investiture, qui est un discours-programme. « C'est un engagement du gouvernement au profit du peuple. Le gouvernement aurait du donner des indications sur cet engagement, mais en réalité il participe à la cacophonie. On ne peut évaluer l'action du gouvernement que sur son programme d'investiture et non pas sur les programmes électoraux des parties qui y sont représentées ». Mais ceci ne pose pas encore un problème de compréhension du contexte politique dans lequel évolue la Tunisie ? Un contexte de transition qui devrait être une période de construction du processus démocratique et non un aboutissement de ce qu'on appelle « la légitimité électorale ». Que ce soit du côté du gouvernement ou du côté des autres entités politiques, le grand chantier qui se présente est d'établir la confiance et de comprendre « tangiblement » les enjeux de la période actuelle. « Tout le monde peut conduire mais ce que nous n'avons jamais appris c'est de bien négocier le paysage dans lequel nous conduisons ! », lance M. Fakhfakh. Ce paysage n'est autre que le peuple pour lequel il faudra prendre assez de temps pour comprendre et pour saisir ses motivations, ses perceptions, ses aspirations, ses valeurs et ses attentes. Pour l'expert en neuro-marketing, il ne s'agit pas non plus d'attendre des miracles instantanés du gouvernement, mais de suivre son évolution et lui donner de l'espace pour travailler et le juger après. Tensions Ceci n'empêche pas, selon M. Ferjani, qu'il soit redevable, aux yeux du peuple, à travers l'Assemblée Nationale Constituante. C'est une forme d'expression. D'ailleurs, il souligne que les tensions qui existent au sein de l'Assemblée Nationale Constituante, et que certains estiment qu'ils ralentissent le processus de rédaction de la Constitution, sont tout à fait normales. « On vit actuellement la première expérience d'un gouvernement pluraliste. Après 54 ans d'un travail parlementaire au service des régimes politiques et non du peuple, les acteurs politiques se cherchent ; ils sont en train d'inventer la démocratie parlementaire. Dans les démocraties les plus avancées, il y a des tensions. Mais il y a des traditions démocratiques qu'il faut instaurer », indique M. Ferjani. Mais ceci n'empêche qu'il y a des lignes rouges à respecter. « Peut-on, par exemple, permettre l'incitation à la violence au sein du parlement ? », s'interroge-t-il. Le rôle de l'opposition ne se limite pas aussi à critiquer le gouvernement, mais de discuter les vrais problèmes, en s'inscrivant dans une posture positive. Mais, pour M. Fakhfakh, le contraire se passe puisque l'opposition répète les mêmes erreurs qu'avant, en s'attaquant au gouvernement sans donner de solutions ou d'alternatives. « On devrait apprendre les leçons de ses erreurs en donnant des programmes tangibles. Il faudrait se remettre en question et évaluer ses erreurs, observer et chercher à corriger pour construire la confiance et trouver des solutions ». Médias contre la légitimité ? De l'autre côté, ce sont les médias qui se trouvent au milieu de ses tensions. Le sit-in observé depuis plus d'une semaine devant la télévision nationale témoigne de cette mission critique des médias tunisiens dans cette période cruciale. Devraient-ils s'aligner à des revendications populistes de ceux qui considèrent que la télévision nationale et les médias en général ne reflètent pas « la légitimité électorale » et « le choix du peuple » ou chercher sa propre voie alliant entre la déontologie du métier et les exigences professionnelles ? Les médias vivent aussi leur transition. Le manque de professionnalisme qui a sévit des décennies durant, grâce à la censure mais aussi aux intrus du secteur, serait le premier chantier à entamer. Professionnaliser le secteur est la principale arme qui permettra aux journalistes de survivre aux attaques et de gérer les tensions. Ces tensions que le gouvernement même renforce, accusant les journalistes d'adopter une posture contre-révolutionnaire. Ceci se reflète également à travers les responsables de la communication gouvernementale. « Quels sont leurs itinéraires ? Quelles sont leurs compétences pour rompre avec le système de Ben Ali ? Ce sont des gens qui ont une expérience de militants et non pas de professionnels des médias. Ils ont exercé la presse d'opinion et considèrent les médias comme un outil de militantisme », soutient M. Ferjani, ajoutant que l'Agence Tunisienne de Communication Extérieure a été tout simplement transférée au Premier ministère. « Il y a un discours dominant qui dit que les médias sont contre le gouvernement. Mais derrière ce discours, le gouvernement lui-même a retardé la rupture avec le système de propagande de Ben Ali. Il y a un an de retard pour engager de vraies réformes et rompre avec le système. Le gouvernement lui-même donne des signes pour maintenir le système et non d'établir la rupture », fait observer le chercheur. Indépendance des médias La pression de la rue, et essentiellement de ceux qui soutiennent le gouvernement, ne fait qu'alimenter les tensions déjà existantes. Les contre-manifestations en sont le signe le plus probant. A ne pas oublier les nouvelles nominations à la tête des entreprises médiatiques publiques, qui ont provoqué une vive polémique au sein du secteur médiatique, perçues comme une continuité du système de Ben Ali. La responsabilité de rupture avec l'ancien système incombe, en premier lieu, au gouvernement du fait qu'il a les moyens effectifs pour le faire. « Ni l'Instance National de Réforme de l'Information et de la Communication, ni la société civile, ni les journalistes eux-mêmes - ceux qui ont milité et ont été les victimes - n'ont ces moyens. La focalisation sur la télévision nationale et le journal télévisé se font aux dépens d'autres médias. Les principales lignes rouges de la propagande sont blanchies. Si nous avons à réclamer le professionnalisme et l'indépendance des médias, c'est un combat, c'est un processus », réclame M. Ferjani. Les propos d'un manifestant devant le siège de la télévision nationale nous revient : « Pourquoi ne pas avoir un présentateur barbu et une présentatrice voilée ? ». Et de nous demander, de notre côté, est-ce cela l'alternative que donnent les sit-inneurs ? Est-ce que l'image des drapeaux noirs est l'alternative ? Ne s'agit-il pas plutôt de réclamer le professionnalisme, l'indépendance et la neutralité des médias publics essentiellement ? Pour M. Ferjani, ceci montre une réelle ignorance du rôle des médias dans la société et des règles professionnelles à respecter par les journalistes. « Nous avons besoin d'une vraie éducation aux médias », estime-t-il. Il est vrai que les médias ne sont pas encore à La réforme médiatique est impérative mais elle ne peut réussir sans une conscience collective des enjeux de pouvoir lié à la prise en main des entreprises médiatiques publiques que ce soit par le gouvernement ou autres acteurs politiques. Il s'agit aussi de rompre avec l'ancien système. Mais cette rupture ne peut se faire par une récupération politique, consacrant la continuité de ce système. C'est seulement à ce stade que les médias peuvent jouer leur rôle essentiel, celui d'informer, d'évaluer et d'analyser. C'est tout un processus qui doit commencer et ceux qui appellent à « purifier » le secteur médiatique devraient avoir conscience que l'indépendance et la neutralité des médias est la priorité de la réforme du secteur, sans laquelle il restera toujours prosterné à la médiocrité, la corruption et l'amateurisme.