8h57. 6ème étage, il s'agit bien du bureau du président de l'UTICA. Hédi Djilani nous reçoit. Il se lève de son bureau et vient à notre rencontre. La poignée est franche et il affiche un large sourire. Il a quelque chose de lumineux dans le regard. Il sent notre intimidation et détend aussitôt l'atmosphère : «Vous êtes prêtes ? C'est une journée courte et très soft aujourd'hui. Vous êtes sauvées par le match de la coupe arabe, autrement, c'est autour de 19h30 que s'achèvent mes journées». L'Espérance Sportive de Tunisie sera la troisième invitée du jour. Elle accompagnera les conversations, alimentera les commentaires de son équipe et stimulera les taquineries. M. Djilani a été président de l'EST, après avoir été un grand sportif lui-même. Il en garde la carrure et le rythme. La journée commence avec Mourad Meddeb, son chef de cabinet depuis 6 ans, qui, pour l'anecdote, est clubiste. Il arrive dans le bureau pour la mise au point du planning de la journée. Les deux hommes passent en revue les grands événements des semaines à venir, au détail près. Djilani est accro aux nouvelles technologies. Son ordinateur portable trône sur son bureau et il jongle avec ses deux téléphones portables. La présence du méga-patron sur Facebook avait à l'époque suscité bien de commentaires. Pour y répondre, il s'est indexé à Palexo et Linkendin. On sent d'emblée chez Hédi Djilani le besoin de contrôler, centraliser et orchestrer. Son souci de l'accueil est un fait. L'Utica est une grande maison. Il est inadmissible pour lui que l'on y soit approximativement reçu. D'ailleurs, le café de l'Utica passe pour être l'un des meilleurs de la ville. Ce matin, il démarre par un séminaire sur la bijouterie. Il s'assure du protocole, précise la durée de sa présence, désigne le maître de séance, pense à la traduction, et jette un coup d'il rapide à son discours. Il sait déjà qu'il ne s'y astreindra pas. ''Vous commencez toujours votre journée avec cette mise au point ?'', lui demande-t-on ? «Il faut bien», répond-il ; «car il s'agit de parer au moindre faux pas et se préserver des mauvaises surprises». Une personne avisée en vaut deux et en fin de compte, toutes les opérations du monde des affaires peuvent être réduites à trois mots: «les personnes, le produit et le profit. Les personnes viennent en premier. Si vous n'avez pas une bonne équipe, vous ne pouvez pas faire grand-chose», dixit Lee Lacocca, figure emblématique du monde automobile américain. L'équipe de M. Djilani est jeune et dynamique. Son chef de cabinet a la quarantaine et l'attaché de presse à peine la trentaine. Leur souci, faciliter dans la mesure du possible la tâche du grand patron. Pas dans la dentelle Dans l'ascenseur qui nous mène à la salle des réunions, nous le taquinons sur le fait que l'Utica est trop assimilée à lui et que sa personnalité a un réel ascendant sur la structure. Il sourit «je suis conscient que l'Utica est une plateforme peu enviable, mais elle reste enviable quand même. Je ne suis pas payé pour être là, mais je suis aussi un homme qui aime les défis. Je suis profondément croyant et c'est grâce à Dieu que je peux désormais consacrer tout mon temps à cette organisation. Savez-vous que depuis le 1er janvier 2009, je ne suis plus qu'un salarié chez mon fils?», précise-t-il. Cap sur le salon d'honneur. Le président offre le café et salue chaleureusement un à un ses invités. Il jette un coup d'il à la composition florale, nomme par leurs noms ses convives et prend la pose le temps d'une photo souvenir. Il exprime une pensée tendre à un membre de la Fédération des bijoutiers absent à cause d'un ennui de santé. Son souhait de prompt rétablissement touche les membres du bureau venus le saluer avant le début du séminaire. Djilani sait parler aux hommes. Après un mot gentil pour tout le monde, il se lève et investit d'un pas accéléré la salle de congrès. Son arrivée est accueillie par de larges applaudissements, son discours enflamme littéralement la salle. L'ouverture est fracassante. Le patron du patronat n'a pas mâché ses mots, fustigeant les professionnels du secteur pour leur manque d'engagement et de sérieux dans la lutte pour son développement. Assurément, il ne fait pas dans la dentelle. M. Djilani est un agitateur qui s'adonne régulièrement à un exercice qu'il maîtrise parfaitement et manie avec doigté et dextérité. Le discours est vif, dynamique et en arabe dialectal. Sa perception de la réalité du secteur est étonnante. Entre une boutade et une remontrance, une menace et une accusation, un aveu et un conseil de grand-frère, il sait plus que personne que pour marquer, il faut choquer. Pour motiver ses troupes, il bouscule toutes les idées reçues et dit les vérités, surtout celles qui ne sont pas bonnes à dire dans la bouche d'un officiel de son gabarit. «Vous pouvez compter sur moi, mais j'ai besoin d'un signe fort. J'ai besoin de sentir votre maturité et votre volonté de faire bouger les choses», conclura-t-il. A la fin du discours, la salle fait au patron des patrons un standing ovation de plus de 5 minutes. Il restera un long moment pour écouter l'étude que l'Utica a commanditée pour la filière. Il est rassuré de voir les participants applaudir la jeune femme qui présente l'exposé. Le curseur est placé au niveau de la nécessité et l'urgence de l'action. La salle l'a bien compris. Conforté dans ses choix, il n'a pas le temps d'assister aux débats et aux exposés des différents intervenants, il est déjà 11h, second rendez-vous de la journée. Comprendre pour mieux défendre 11h05. Nous nous rendons à la salle des réunions sise au 6ème étage. D'un côté des professionnels requérant l'intervention de M. Djilani. De l'autre, Maher Feki, Directeur des affaires économiques qui a déjà posé quatre fiches devant son patron. Elles résument les chiffres clefs du secteur, objet de la réunion du jour. L'homme assis à la droite du président de l'Utica intervient au fur et à mesure de la conversation animée sur le droit administratif et financier tunisien. Les professionnels du secteur qui traversent quelques difficultés savent qu'ils peuvent compter sur le patron des patrons. M. Djilani pose les questions et exige transparence et franchise. Il est un patron et le restera. Il ne peut en aucun cas demander aux entrepreneurs de perdre de l'argent. Il écoute, interroge, et tranche. Rendez-vous est pris dès son retour au bureau avec un membre du gouvernement. Il n'y a pas mieux que les discussions franches pour venir à bout de toutes les difficultés. «L'essentiel est de comprendre. Je ne perds jamais de vue que mon métier est de protéger l'entreprise tunisienne», dit-il. La matinée s'achève et autour de 13h00, M. Djilani doit encore répondre à nos questions. Qu'est-ce qui vous attire le plus chez les autres ? «Je suis très sensible à la compétence, l'intelligence et la loyauté». Quelles sont vos ambitions pour l'UTICA ? «Achever la construction des sièges régionaux qui représentent des instruments de travail importants pour les entrepreneurs. Il est important de pouvoir accueillir les délégations ou les invités, qu'ils soient des responsables, des partenaires ou des investisseurs, dans un cadre agréable et professionnel. Nous avons déjà construit 15 représentations de l'UTICA, le but est d'en construire 24 pour les 24 régions. Je suis satisfait, au moins pour les autres, nous avons déjà acquis les terrains». A la question de savoir ce qu'il a apporté à l'Utica, il répond sans hésitation: «un peu de dimension et du panache. Je sais qu'au niveau des choix, je suis un créateur. J'insuffle et laisse les autres travailler. Je me souviens que pour les jeunes dirigeants, je leur ai demandé de ne pas ressembler aux vieux. J'ai précisé que s'ils souhaitaient être crédibles, ils se devaient d'être différents avec leurs projets, leurs discours, leurs méthodes ». En insistant sur le reproche que certains lui font de ne pas soutenir suffisamment la jeunesse, il répond fair-play: «Ce reproche, je le comprends. Ils n'ont pas besoin de vedettes. Les vraies vedettes ce sont eux et les thèmes qu'ils choisissent». Des défis à relever dans la fidélité M. Djilani est un fin négociateur et observateur. Il se reconnaît prudent et aurait aimé avoir encore plus de moyens pour porter la syndicale patronale plus haut. «Qu'est-ce qui me fait courir ? Je vais vous le dire directement: Je pense avoir une mission et plein de défis à relever. Des défis à relever dans l'honnêteté et la fidélité à un parti politique et au président de la République». Entre un appel téléphonique et un autre, il reconnaît fonctionner tout le temps dans la défiance par rapport à lui-même. On lui connaît sa capacité de travail. On lui reconnaît son besoin d'innovation. 13h, il est temps de laisser le maître des céans se ressourcer avant le prochain rendez-vous. M. Djilani parti à son déjeuner, nous discutons un peu avec l'équipe et nous nous rendons compte qu'il est craint et admiré. Son assistante sait lire ses rares colères rien que dans ses yeux. Souriante et calme, elle dit : "passez avec moi, une demie journée et vous en saurez plus sur lui c'est à en perdre l'haleine !". 15h, le retour. Cette fois-ci, c'est à l'international que s'attaque le patron des patrons. Il reçoit l'ambassadeur d'Algérie. Le ton est courtois et franc. L'objet de la visite est bien entendu un compte rendu du Forum maghrébin des employeurs qui s'est déroulé les 10 et 11 mai à Alger. Une heure durant laquelle M. Djilani instruit le diplomate du déroulement de cette manifestation dans ses moindres détails. Il exprime ses points de vue quant au programme de cet important événement, son impact sur l'entrepreneuriat maghrébin et dresse le calendrier des prochains rendez-vous. Le Maghreb de l'économie est une urgence et l'Utica est déjà au travail pour la prochaine session qui se tiendra à Tunis sous la présidence libyenne. Déjà 16heures : dernier rendez-vous de la journée avant de prendre le chemin du Stade Olympique de Radés. M. Djilani nous montre, tout enthousiasmé, son billet d'entrée dans sa loge privée. Il reçoit Ridha Bouajina, membre du Bureau exécutif, qui le taquine d'entrée : «Aujourd'hui, président, je suis espérantiste pour vous. Je veux voir l'EST gagner ce match», lui dit-il. Une fois encore, le foot s'invite dans les salons du bureau du patron des patrons tunisiens. Durant cette conversation, il est question des régions et du Kef plus précisément. M. Djilani ne laisse rien échapper. Il téléphone de suite au gouverneur de la région pour s'enquérir des avancées des projets annoncés. «Le développement régional est important, Ridha est précisément originaire du Kef. Il est bien placé pour renforcer l'esprit entrepreneurial dans la région», résume-t-il. Au moment de le quitter, nous nous empressons de lui souhaiter bonne chance pour son équipe. Il sourit. Il est confiant. La soirée s'avèrera bonne. L'Espérance gagne son trophée contre le Wided marocain. Gageons que les commentaires seront nombreux demain au 6ème étage. Le lendemain au bureau, Djilani répondra aux nombreuses félicitations entre une réunion et une autre et ses nombreux cafés du matin. Quant à nous, nous aurions quitté le patron des patrons avec une certitude. Concentrer nos efforts pour donner une image différente de l'entreprenariat tunisien. En plus d'être le siège de l'esprit d'entreprenariat national, l'Utica est la vitrine du savoir-être, faire et paraître des entreprises tunisiennes. «Il ne faut pas croire tous ces préjugés sur les chefs d'entreprise. Ce ne sont pas des personnes qui gagnent de l'argent facile, il leur arrive souvent de peiner pour rentabiliser leurs projets. C'est aussi votre métier et responsabilité d'en parler». Sa définition de son métier est limpide: «je compile, digère et développe une stratégie». Léon Blum disait : «L'homme libre est celui qui n'a pas peur d'aller jusqu'au bout de sa pensée». Avec Hédi Djilani, c'est dit, c'est fait.