«La question ne se serait pas posée s'il ne s'agissait que d'entreprises à caractère familial, indique Mahfoudh Barouni, vice-président de la Best Bank, mais dès le moment où une société est cotée en Bourse et qu'elle a des actionnaires, et même si ces derniers ne possèdent qu'un nombre négligeable d'actions, ils doivent être considérés comme des copropriétaires et être protégés par la loi. C'est le principe sacro-saint de la protection de la minorité». Pour Kais Elleuch du cabinet Deloitte, la réforme s'assigne essentiellement deux objectifs. Le premier est de «réaliser l'équilibre entre les impératifs d'efficience et d'efficacité dans la gestion des sociétés commerciales, en général, et la gestion des sociétés anonymes (SA)». Le second et le plus important tend vers le renforcement du rôle de la Bourse de valeurs mobilières de Tunis par la cotation d'un nombre croissant de SA, «la protection des droits fondamentaux des actionnaires et notamment le droit à l'information et le droit à la justice» en leur accordant le droit de se porter partie civile. En réalité, la Bourse a changé la donne, de nouvelles pratiques financières sont apparues sur le marché. Lever des fonds sur le marché boursier implique une responsabilité envers ceux qui investissent dans ces actions. Les patrons, dès le moment qu'ils cèdent une partie de leur capital au public doivent également s'engager sur une transparence totale vis-à-vis de leurs actionnaires. C'est le meilleur moyen de les rassurer et de sécuriser le marché. «Je ne vois pas ce que cette loi a apporté de nouveau, clame Abdelkrim Merdassi, PDG de la STAR, les actionnaires disposaient déjà de tous les documents leur permettant de s'informer sur tout ce qui concerne la marche de l'entreprise y compris les rémunérations des dirigeants». La loi promulgué en 2005, explique Mahfoudh Barouni, était claire s'agissant des jetons de présence. Mais on n'avait jamais parlé spécifiquement des salaires des dirigeants. Les nouvelles dispositions ont été prises dans un souci de transparence totale et dans le dessein d'éclairer les minorités, et non dans l'optique de violer des secrets interdits. Quoique que pour beaucoup d'opérateurs privés et publics, les salaires des patrons et tous les avantages dont ils jouissent relèvent du secret de polichinelle. «Une petite assistance de direction dans un grand groupe est capable de vous donner presque de manière précise l'inventaire de tous les avantages dont jouit son patron, elle pourrait même vous citer le nombre de ses possessions personnelles», assure un commissaire au compte. Selon Nizar Snoussi (Info-juridiques n° 68/69), la loi a renforcé la responsabilité des dirigeants en instaurant une obligation de déclaration de situations de conflits d'intérêts, et en organisant les opérations soumises à l'autorisation, à la ratification et à l'audit. Elle introduit une nouvelle dimension, à savoir que même approuvés, les accords directs, ou indirects entre la société et les dirigeants ou actionnaires peuvent être annulés par jugement s'il a été prouvé qu'ils ont lésé l'entreprise. Ahmed Ouerfelli, juge président du groupe de travail au CEJJ, déclarait lors d'un séminaire organisé à l'Institut arabe des chefs d'entreprise, que la réactivité du code est un indicateur de bonne santé. Le législateur tunisien, selon lui, a pris en considération les intérêts des entreprises tunisiennes dans une période de crise. Mais attention, la mesure n'est pas conjoncturelle. «Elle s'inscrit dans le cadre des choix fondamentaux de rétablir le droit des actionnaires et responsabiliser les dirigeants pour améliorer la transparence des entreprises tunisiennes», a t-il indiqué. Les plus concernés par les nouvelles dispositions sont les commissaires aux comptes qui doivent juger de la fiabilité des comptes, de l'état des déclarations, des avantages accordés aux dirigeants et vérifier si tout à été fait en totale conformité avec la loi. Des salaires astronomiques !!! «La Loi stipule que le rapport adressé aux actionnaires, doit comprendre les salaires des membres de la direction générale, PDG et Directeur général, les jetons de présence et toutes sortes d'émoluments. Tous les avantages sont considérés comme des opérations réglementées qui doivent requérir l'approbation du conseil d'administration et doivent apparaitre dans le rapport du commissaire au compte», indique Ahmed Mansour, président du Conseil de l'Ordre des Experts-comptables et commissaires aux comptes qui ajoute : «En tant qu'expert, je trouve que ces histoires de rémunérations en Tunisie posent réellement problème. Il y a une telle diversité au niveau des avantages qu'on en est réellement étonné. Dans certaines entreprises privées, les salaires arrivent à des seuils inimaginables alors que dans les entreprises publiques, ce n'est pas du tout le cas. C'est vraiment scandaleux, l'écart est énorme et puis il faut avoir de la pudeur également parce que dans un pays comme la Tunisie, se faire attribuer des salaires de 100 mille dinars par mois est tout simplement ahurissant». En réalité, la situation en Tunisie n'est que le reflet de ce qui se passe ailleurs. Selon une note rédigée par le Comité de politique économique européen, les rémunérations des patrons s'effectuent trop souvent dans la plus parfaite opacité et le lien entre le salaire qu'ils perçoivent et leur propre niveau de «performance» dans l'entreprise est «faible», voire inexistant. En Tunisie et rien qu'en comparant le niveau de rémunération, entre public et privé, on ne peut s'empêcher d'être étonné par l'importance de l'écart. Selon nos recoupements, les salaires des PDG du secteur privé se situent, généralement, dans une fourchette de 10 à 50 mille DT par mois, alors que les dirigeants des entreprises publiques (payés sur la base d'un barème fixé selon les catégories de l'entreprise qu'ils dirigent) ne dépassent pas les 50 mille DT par an. Pour Youssef Kortobi, PDG d'AFC, parler des rémunérations perçues par les patrons ne doit pas être considéré comme un tabou ni donner lieu à des dérives qui peuvent coûter très cher. La publication par deux dirigeants de groupes privés de leurs salaires ( 549.515 dinars par an pour Abdelwaheb Ben Ayed et 62.471 DT par an pour Fethi Hachicha) a été ressentie comme une rupture du principe de la réserve s'agissant des rétributions et autres avantages des patrons tunisiens. Alors qu'en fait les deux patrons n'ont fait qu'anticiper l'application des nouvelles dispositions de l'article 200 (nouveau) du Code des Sociétés Commerciales. Des modifications bien accueillies par l'Ordre des experts-comptables et commissaires aux compte qui se déclarent «très favorables à cette loi, nous l'appuyons et estimons qu'elle répond à des besoins de transparence et de moralité», a affirmé Ahmed Mansour. Quant au risque qu'un groupe ou une entreprise jalouse de ses secrets, annule le contrat conclu avec un commissaire au compte, il se trouve qu'il est presque inexistant. Un contrat avec un commissaire au compte s'étale sur au moins 3 ans, pour l'annuler, il faut que ce soit approuvé lors d'une assemblée générale et pour des raisons convaincantes. Sinon, il faut prouver que le commissaire est en faute et dans ce cas, c'est au Conseil de l'Ordre de trancher. Pour ceux qui cultivent l'opacité, le temps de la clarté est venu, mais qu'ils n'oublient pas comme le dit si bien Octave Mirbeau que ceux qui se taisent disent plus de choses que ceux qui parlent tout le temps.