Les managers subissent donc l'anxiété inavouée des chefs d'entreprise et doivent la traduire en actes pertinents dans la gestion de leurs équipes pour être performants et être dans les bonnes grâces des «big boss». Le modèle économique tunisien s'occidentalise de plus en plus, le travail est devenu plus astreignant, il est basé sur la productivité, les parts de marché, le rendement et la performance. Tout ceci se transforme en contraintes qui pèsent tous les jours sur l'échelle de valeurs de l'entreprise et touche particulièrement le manager qui subit toute sorte de pressions. C'est la catégorie socioprofessionnelle la plus soumise au stress et à la contrainte du temps. «Il y a deux notions en physique, explique Dr Skander Boukhari, neuropsychiatre-sexologue, celle du travail et celle de la puissance. Le travail est une quantité d'énergie alors que la puissance est l'unité du travail par l'unité du temps. Un moteur puissant est un moteur qui peut fournir une grande quantité d'énergie en un temps précis, un moteur moins puissant pourrait fournir le même travail mais en plus de temps. Pareil pour les managers puisque la notion du temps a été progressivement introduite dans la culture entrepreneuriale dans notre pays, nous avons importé ce modèle et ce n'est peut-être pas plus mal. La contrainte du rendement chez les managers pourrait être assimilée à la contrainte de la puissance. Je ne pense pas que nos managers soient préparés à ce modèle de production et à cette exigence effrénée de performance». Selon Dr Boukhari, certains diplômés des grandes écoles étrangères sont préparés à ce genre de contraintes, nous vivons aujourd'hui dans notre pays une période de chevauchement entre des managers gérant des équipes sans être préparés au nouveau modèle de gestion par la performance et des jeunes diplômés initiés à ce nouveau mode de management au sein des universités. Le stress auquel sont soumis les managers est un phénomène psycho social, mais n'est pas considéré comme une maladie ; ils le subissent généralement sans s'en rendre compte. Ses conséquences sont néfastes sur les relations sociales y compris les relations interhumaines et celles au sein de l'entreprise. Les managers deviennent irritables et irrités, ils ne gèrent plus le temps et ne savent plus classer les priorités. Ce qui constitue déjà un problème car, précise Dr Boukhari, «à partir du moment où nous ne maîtrisons pas nos priorités, nous ne maitrisons plus nos équipes. Les collaborateurs sont des agents d'exécution, ils suivent un plan de travail décidé par la direction que le manager est chargé de superviser. Quand il devient anxieux, il a ce que nous appelons 'l'anticipation anxieuse'', ce qui implique s'attendre au pire avant même d'avoir démarré le travail. Et il n'y a pas plus catastrophique ni plus bouleversant car , si nous partons perdants, d'ores et déjà tout est biaisé avec nos équipes». Résultat : les équipes se sentent coupables, responsables de l'échec éventuel par anticipation. L'anticipation anxieuse est la conséquence directe la plus importante et la plus toxique dans les relations avec l'équipe. Mais il y a d'autres effets du stress sur le manager lui-même, telles la fatigue intellectuelle, cognitive, des idées qui commencent à se bousculer et deviennent confuses. La cognition, schématise Dr Boukhari, est la gestion objective des données que nous recevons. Donc, si nous sommes soumis à un stress que nous n'arrivons pas à gérer, nos cognitions, ne sont forcément plus dans l'ordre requis ni aussi performantes, ce qui se traduit par une agitation, un désordre au niveau des idées et du traitement de l'information. Le stress agit négativement sur l'optimisation dans le traitement de l'information que nous recevons. Le manager n'arrive plus à gérer les informations qu'il reçoit de part et d'autre, et par conséquent, ne peut plus transmettre des directives constructives. Pas de bousculades à cause de la crise Et la crise économique alors ? A-t-elle fait plus de stressés parmi nos managers ? Non, répond Dr Boukhari, la crise ne s'est pas traduite en bousculades aux pas des portes des psychothérapeutes ou psychiatres de Tunis. Peut-être un peu plus d'anxiété, une ambiance plus électrisée dans certains milieux mais pas de changements notables dans les attitudes des patients. Ceux qui sont plus vulnérables que d'autres l'ont plus ressenti que leurs homologues. Il faut savoir, analyse Dr Boukhari, que ce qui amène certaines personnes à faire appel à un psychothérapeute, c'est une fragilité qui devient plus accentuée conjuguée à des événements douloureux ou difficiles qui ont marqué leurs vies, ce que nous appelons, nous, les blessures de la vie. C'est ce qui fait que, parfois, l'on sombre dans des dépressions ou l'on se trouve face à des situations cliniques qui n'ont rien à voir avec le fait d'être chef d'entreprise ou manager. Ceci dit, le stress ou l'anxiété, vécus par une personne, peuvent être somatisés. La somatisation est un phénomène psychologique naturel, normal et même salutaire qui se traduit par des incidences émotionnelles converties en signes organiques physiques. Un exemple banal : quelqu'un reçoit une bonne nouvelle, son cur se met à palpiter, signe que le physique est connecté à la psyché ; pareil lorsqu'on reçoit une mauvaise nouvelle, on pleure, on crie C'est toujours le corps qui réagit. La connexion entre la psyché (qui est abstraite) et le soma (qui est le corps) est donc très solide même si on ne la saisit. Pour les managers, une partie de leur vécu peut se manifester par des symptômes physiques. Ca peut être un nud à l'estomac, une fatigue, une perte de l'appétit, des troubles de sommeil, des insomnies, des fuites dans le sommeil et des hypersomnies à cause d'un grand stress. Névrosés du travail Les chefs d'entreprise ou managers qui ne vivent que pour et par le travail, on en voit beaucoup, on en rencontre souvent. Toujours collés à leurs téléphones portables chez eux, quand ils sont invités chez des amis et même lorsqu'ils s'adonnent à des activités sportives, consultant leurs emails sur leurs Black Berry ou réveillant leurs collaborateurs tard le soir. Ce sont les «travail-dépendants» si on peut dire. Ceux qui ont développé une addiction et qui sont devenus, selon l'expression consacrée, les névrosés du travail, c'est-à-dire «des personnes dont la seule source de plaisir est le travail, et lorsque nous finissons par n'avoir qu'une seule source de plaisir, nous sommes dans la toxicomanie, c'est valable pour l'alcool, la drogue ou la cyberdépendance», explique Dr Boukhari. Ce type de comportement s'apparente à un phénomène que l'on appelle le burn out syndrome, stade ultime du stress et de la saturation au travail, une sorte d'épuisement professionnel. C'est assez spectaculaire et sévère, mais fort heureusement, c'est toujours réversible. C'est éprouvant pour les fonctions cognitives et physiques. En souffrent les idées, le raisonnement, le discernement, le jugement et tout ce qui permet au manager ou au chef d'entreprise de bien gérer et son travail et ses troupes. Mais pas seulement, ces dirigeants ou managers obsédés par le travail sont également, selon Dr Boukhari, guettés par les maladies psychosomatiques. Les infarctus dont celui du myocarde, les maladies cardiovasculaires, les ulcères, et autres pathologies graves. Cette catégorie socioprofessionnelle est classée A aux USA. Ce sont les personnes reconnues pour leur abnégation pour le travail qui devient le centre de leur vie. Elles acquièrent de très mauvaises habitudes comme le fait de ne pas bien manger, de ne pas se soumettre à des horaires de repas précis, de trop fumer, de ne plus respecter les désirs du corps et de ne pas accorder de la valeur au repos et aux vacances. Elles finissent par ne plus avoir de qualité de vie. On a l'impression d'avoir en face de nous des personnes très épanouies, mais leurs comportements sont anti-physiologiques et cela se répercute sur toutes les composantes de leurs vies. La facture à payer est élevée, elle est psychologique et surtout somatique. Seul point positif dans ce genre de situation, c'est la possibilité de se faire traiter dès le moment où l'on prend conscience de la gravité de la situation et l'on accepte une prise en charge thérapeutique. Et en Tunisie, comme le dit si bien Dr Boukhari, rien que dans la capitale, nous avons près d'une cinquantaine de psychiatres privés qui ne chôment pas. Signe que se rendre chez un thérapeute ne relève plus du tabou. «Avant on n'envisageait même pas de révéler à ses proches qu'on consulte un thérapeute, aujourd'hui, on n'en est plus là, ce n'est pas encore l'Europe ou les Etats-Unis mais on accepte assez naturellement l'idée de se rendre chez un psychiatre sans le crier sur les toits comme ailleurs». Lorsque la valeur du travail l'emporte sur les valeurs humaines, lorsque l'on déshumanise l'individu faisant de lui une machine à produire, il arrive un moment où la machine déraille et n'arrive plus à fonctionner, d'où l'importance de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, de séparer le monde professionnel de l'espace privé, d'éviter la sédentarité et surtout de réagir dès les premiers signes de l'apparition du stress. Exercer des activités sportives ou artistiques permet de côtoyer des personnes évoluant dans des milieux différents de ceux professionnels et de se donner d'autres sources d'équilibre et d'épanouissement. Le travail est un moyen de 'bien vivre'', il devient destructeur dès le moment où il se transforme en un 'mal vivre''.