Le week-end a été bien chaud sur le plan politique. Vendredi, on annonce qu'on y est presque et que le gouvernement sera dévoilé en début de semaine. Il devait être composé de ministres d'Ennahdha, d'Attayar, d'Echaâb et de Tahya Tounes. Dimanche, patatras, tout tombe à l'eau, on efface tout et on recommence. Le chef du gouvernement désigné, Habib Jamli, ne sait plus quoi faire. A-t-il su un jour d'ailleurs ? Il n'a fait qu'exécuter les ordres de ses patrons Rached Ghannouchi et Noureddine Bhiri. Les faits et on tient l'information des dirigeants d'Attayar et de Tahya Tounes : Habib Jamli les a contactés pour les convier à entrer au gouvernement. Quand ? Le 16 décembre, c'est-à-dire plus d'un mois après qu'il ait été mandaté pour former ce gouvernement, c'est-à-dire au lendemain du dernier délai, avant renouvellement, prévu par la constitution. Est-ce sérieux ? Non ! Ceux qui ont participé à la réunion entre les chefs de parti concernés et le chef du gouvernement désigné étaient éberlués devant tant de faiblesse de Habib Jamli face à Rached Ghannouchi. « On peut être une marionnette, mais pas à ce point ! », dit-on dans leur entourage ! Quel programme leur a-t-il présenté ? Aucun ! Quels noms ? Rien d'impressionnant ! Quelles promesses ? Celle du type qu'on ne tient jamais. Est-ce sérieux ? Non !
La vérité est que Rached Ghannouchi est dans une belle impasse et cherche à trouver l'issue la moins humiliante pour en sortir. Dans sa tête, il n'a jamais été question de convier au gouvernement Attayar et Echâab, la preuve il n'a fait appel à eux qu'après la fin de la première échéance. Comme il n'a pas pu composer son gouvernement comme il le voulait (avec Tahya Tounes, Qalb Tounes et Karama), il se devait de trouver un bouc émissaire pour son échec. Pressé par Kaïs Saïed de réunir autour d'une même table Tahya Tounes, Echâab et Attayar, il s'est « exécuté » avec une idée derrière la tête. Il prend une photo de la réunion pour montrer un semblant de consensus et une annonce toute prochaine du gouvernement. Il improvise ensuite un point de presse commun donnant toujours la même impression de consensus tout en discréditant ses nouveaux « partenaires » devant leurs militants et leur public. Sachant à l'avance que ces « partenaires » (notamment Attayar) vont rejeter sa proposition, faute de sérieux et surtout parce qu'il ne leur a pas donné ce qu'ils voulaient, il se présente devant le « peuple » comme étant une victime. Le coup d'envoi de la campagne a été donné par Noureddine Bhiri pour s'attaquer violemment à Attayar accusé de traitrise. Quant à Tahya Tounes, Youssef Chahed a joué pleinement le jeu du cheïkh. Tout le monde remarquera que son comportement a été identique à celui d'Attayar, mais l'hostilité n'a touché que ce dernier.
Rached Ghannouchi avait besoin de cette porte de sortie, et un bouc émissaire du gabarit d'Attayar, car il a été incapable de composer son gouvernement durant les trente premiers jours accordés par la constitution. Ce n'est un secret pour personne que de dire que les islamistes sont incapables de gouverner seuls, qu'ils n'ont pas suffisamment de compétences dans leurs rangs pour composer un gouvernement et qu'ils ont gagné ces élections uniquement parce que leurs adversaires sont fortement faibles et divisés. S'il y avait un seul parti fort dans ce pays, s'il y avait un seul homme fort (ou femme forte) dans ce pays, jamais Ennahdha n'aurait un strapontin au gouvernement, ni même au pouvoir. Ils existeront éternellement dans l'opposition. Tout cela, Rached Ghannouchi en est conscient et il sait que s'il part seul, c'est l'échec qui l'attend au tournant au bout de quelques mois. Un remake de 2011-2013, il n'en veut pas ! Vu les enfantillages de Karama, la division au sein de Tahya Tounes (entre Youssef Chahed qui veut s'allier et les bases et les dirigeants qui refusent) et la sale réputation de Qalb Tounes, il ne lui est resté que l'option de faire appel à Attayar et Echaâb. Mal lui en a pris. Maintenant que ces deux là ont claqué la porte, c'est une défaite cinglante qui l'attend et un Kaïs Saïed fin prêt au tournant.
C'est très simple, la constitution le prévoit, si Rached Ghannouchi échoue à faire passer son gouvernement à l'ARP, le président de la République devra engager dans les dix jours des consultations avec les partis, les coalitions et les groupes parlementaires en vue de charger la personnalité la mieux à même de parvenir à former un gouvernement dans un délai maximum d'un mois. Exit Ennahdha, bienvenue à tout le reste. C'est le cauchemar d'Ennahdha, car en cas d'échec dans la composition d'un gouvernement, c'est un résultat similaire à une défaite électorale qui l'attend. Et une fois sorti du pouvoir (la première fois en neuf ans), il lui sera impossible d'y revenir. Cette issue est fortement attendue par les fans de Kaïs Saïed. Un parti du président, ils en rêvent. Le terrain est propice à cela et Kaïs Saïed le prépare ardemment. La preuve son speech improvisé et fort populiste du 17 décembre 2019 à Sidi Bouzid. Il n'a rien du discours d'un président de la République, censé être président de tous les Tunisiens, c'est un discours de clivage et de division. Un peu comme ceux de Moncef Marzouki avec le « eux et nous ». Qui sont les « eux », qui sont les « nous » ? Kaïs Saïed utilise le même vocabulaire et la même philosophie de Marzouki : complot, conspiration, chambres obscures, etc. Qui vise-t-il ? Pas les lobbys, loin de là, mais les islamistes et les dirigeants au pouvoir qui font tout pour ne pas le lâcher. Après avoir déblayé le terrain, c'est sa directrice de la communication, Rachida Ennaïfer, qui est allée rajouter une couche le lendemain pour qu'on puisse bien voir l'orientation du doigt de Kaïs Saïed. Beaucoup vont voir le doigt (et c'est fait exprès), mais quelqu'un comme Rached Ghannouchi verra sans aucun doute vers où ce doigt est dirigé. Dans son intervention radiophonique, Mme Ennaïfer parle de blocages au niveau des institutions de l'Etat. Elle parle de propositions de son patron restées lettres mortes et sans exécution. Cela veut dire quoi ? Que les gens au pouvoir mettent les bâtons dans les roues de la présidence de la République et elle prend l'opinion publique à témoin. Une opinion qui méconnait les rouages de l'Etat et ignore tout du processus administratif et législatif. Elle présente un Kaïs Saïed capable de tout résoudre avec ses propositions illuminées et un pouvoir latent qui ne veut rien exécuter, car il ne veut pas le bien de la Tunisie. Sachant que les relations sont au beau fixe entre Youssef Chahed (très laudateur ces derniers jours) et Kaïs Saïed, la partie ciblée qui reste n'est qu'Ennahdha. L'image fixe qui circule est qu'Ennahdha n'aime pas l'Etat et préfère le califat, que ses dirigeants se sont enrichis sur le dos du peuple, qu'ils ne veulent pas lâcher le pouvoir etc. Aussi bien Kaïs Saïed que Rachida Ennaïfer ont surfé sur cette vague populiste pour préparer le terrain au parti du président.
C'est une véritable partie d'échecs qui se joue sous nos yeux entre Carthage et Montplaisir et nous autres Tunisiens progressistes et laïcs ne sommes que des pions. Nous regardons sans rien pouvoir faire, parce que nous avons perdu les élections, parce que nous n'avons pas une femme ou homme forts capables de nous unir tout en respectant la démocratie, la justice, les libertés, les droits et les fondamentaux de la République. La partie se joue entre des islamistes qui ne sont plus puissants et des anarchistes qui ne sont pas encore puissants. L'un d'eux va gagner, mais quel que soit le nom du vainqueur, il sera un anachronique qui laissera beaucoup de casse. Ce n'est en effet ni avec un parti de Kaïs Saïed qui vit dans les années 1960-1970 et encore moins avec Ennahdha, qui oscille entre les conquêtes islamiques du VIIIème et l'empire ottoman du XIIIème que la Tunisie sera sauvée.