Certes, la Tunisie passe par une période sombre, peut-être l'une des plus graves de l'époque contemporaine. Par le passé, elle a aussi connu des épisodes et des périodes de déchéance dont celle de Carthage, ce haut lieu de convoitise. Cependant, cette crise n'est pas aussi singulière. Elle me rappelle la période ayant précédait la fin de règne de Bourguiba et le fameux « Changement du samedi 7 novembre 1987 ». Je lui trouve aussi des points de ressemblance dans les écrits de Thomas Paine (« Le Sens Commun, 1775-1776 » et « Les Droits de l'Homme, 1791 »). Ce fondateur de la notion de Droite et de Gauche en politique avait vu juste et très tôt. La pensée philosophique, ainsi que les approches sociologiques prônées par des anthropologues et des ethnographes comme Marcel Mauss nous montrent que l'esprit de la démocratie naît entre-autres dans la moralisation religieuse du don (christianisme, islam…) en encourageant à « donner aux autres ». Une approche à la fois individualiste, égoïste qui permet au donateur de se rapprocher de Dieu, mais aussi une approche altruiste, puisqu'elle permet d'aider son prochain (parent, cousin, amis et même des inconnus) et de réduire les tensions dans une société. L'objectif étant d'éviter de s'entretuer et de vivre ensemble. C'est convivialité qui réunit des individus séparés autour d'un projet commun qui leur permet de poursuivre la quête et la réalisation de leurs avantages particuliers. Il apparait ainsi, que c'est la démocratie qui permet à ces individus de maximiser leurs avantages individuels. Elle est choisie, parce qu'elle leur est utile.
Une démocratie sans les droits de l'Homme complets, est-elle une démocratie ? Le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen (DUDHC) énonce « … l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ». Ce constat universel explique en parties le dépérissement de la situation économique, sociale et politique en Tunisie. Son article premier précise que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ». A présent, posons-nous la question suivante : « Quel était l'apport commun de nos politiques durant cette décennie post-révolution et quelle a été leur utilité à la société ? ». La réponse risque d'être encore plus difficile à la lecture de l'article II de la même déclaration : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression ». Ceci concerne le volet juridique. Le volet économique semble être aussi altéré puisque la loi, en Tunisie comme ailleurs, n'est plus l'expression de la volonté publique (Article VI de DUDHC) mais elle est l'expression de celle du pouvoir économique que Lawrence Lessig définit comme étant le « Tweedism » (une démocratie entachée de corruption qui servirait l'intérêt d'une oligarchie économique et politique et qui ne servirait pas l'intérêt général). Il semble que les critères qui permettent de définir et d'identifier la démocratie n'y sont plus. Peut-on parler encore de démocratie ?
Démocratie : Est-ce la fin d'une doctrine (idéologie) politique ? La décadence des grandes civilisations du passé, y compris celle de Carthage, était due à l'altération des critères de gouvernance et de performance. Ce qui a provoqué leur déchéance et leur disparition. L'analyse des critères de succès de la démocratie comme produit du libéralisme qui l'a emporté face au communisme et au socialisme révèle que la démocratie dans les pays occidentaux s'est construite sur l'égocentrisme occidental qui lui a permis d'absorber les ressources économiques d'abord par le colonialisme puis par le modèle économique imposé. Cette supériorité absolue de l'Occident s'est accompagnée d'une infériorité du reste du Monde, victime de son ignorance et de son attentisme. Les trente glorieuses qui ont suivi la seconde guerre mondiale ont permis d'enregistrer des taux de croissance économique inédits. Ces croissances ont nettement amélioré la situation sociale des pays occidentaux. Ce qui a renforcé le choix de la démocratie et du système politico-économique libéral jusqu'au début des années 2000 où l'inversion de la tendance a commencé à pointer du nez même dans les pays développés et riches. Des pays comme le Japon, l'Italie, l'Espagne et le Portugal ont montré une faible croissance économique voire une croissance nulle. De la même manière, les pays de l'Est et ex-pays de l'URSS, nouvellement démocratisés ont plongé dans la pauvreté (Bulgarie). Paradoxalement, des pays qualifiés de « non démocrates » (Chine, Russie) ont enregistré une croissance allant à 10%, au prix d'une altération environnementale. La soutenabilité du paradigme de la démocratie se heurte à plusieurs réalités qui risquent de le transformer dans le meilleur des cas et de l'anéantir au pire des cas. La première réalité est : « Comment faire pour nourrir les 8 milliards d'individus et éviter qu'ils ne s'entretuent ? ». La seconde réalité est : « comment faire pour préserver la démocratie et l'humanité s'il n'y a plus de croissance ? ». Ces problèmes internationaux s'appliquent aussi à la Tunisie (Nation) qui est devenue le pays des opportunités ratées, qui a dilapidé son capital sympathie et solidarité après 2011 et qui a déçu son peuple et ses partenaires à force de promettre sans jamais appliquer. Serions-nous tous contre tous ? Cette idée est exprimée par un parti politique dominant mais aussi par une organisation nationale. L'idée de la violence y est déjà comme un germe enfui.
La Démocratie est-elle encore ce qu'elle était pour s'y agripper ? La démocratie semble avoir perdu ses facteurs d'existence. En Tunisie, les partis artificiers de la seconde République s'évertuent d'avoir instauré une « démocratie » qui a aggravé le déficit public, les fractures sociales et la pauvreté. Une démocratie dont le bilan de l'utilité sociale est négatif et où la perception est corruptive. Une démocratie qui a attisé l'esprit du passager clandestin (l'esprit de la corruption) et la mentalité d'assisté. J'aurais souhaité voir attisée la culture du mérite et du travail. Hélas, ce n'est pas le cas. Dans le cadre de sa vision des Droits de l'Homme, Thomas Paine concevait déjà la notion de dignité humaine et de cohésion sociale. Ce visionnaire préconisa alors (fin du 18ème siècle) une idée de génie : * le principe de revenu minimum pour que l'individu choisisse l'état de la Société (l'émancipation, la culture, la symbiose) à l'état de la nature (éviter de s'entre-tuer, éviter la loi de la jungle) et que la société évite l'abjection de la misère. D'autres penseurs comme Alain Caillé, préconisent : * le principe de revenu maximum défini comme seuil désirable, toujours pour canaliser les comportements individuels et réduire les rivalités entre classes sociales tout en préservant l'utilité sociale de la démocratie comme modèle de gouvernance de la chose publique. Il constate que les perspectives de croissance ne peuvent pas être indéfinies. Une grande part de la croissance serait artificielle et se volatiliserait dans la nébuleuse de la spéculation financière. Ces perspectives de croissance restent liées aux ressources disponibles et aux conditions de production de la richesse. Pour continuer à jouir de son statu social, il faut apprendre à bien vivre ensemble au plan politique (droite et gauche), économique (entrepreneur, employé) et social (riche et pauvre). Tout le monde est appelé à réviser ses attentes et ses perspectives à la baisse. La crise et la baisse de croissance risquent de perdurer durant les prochaines décennies. L'objectif, bien entendu, n'est pas de garder le même modèle de gouvernance, générateur d'injustices, et de changer le gouvernement, comme proposé par certains partis politiques, mais il est de favoriser le principe d'autolimitation du désir de puissance. La Déclaration des Droits de l'Homme n'est pas uniquement une déclaration de droits. Elle est aussi une déclaration de devoirs et d'obligations réciproques dont la visée est l'extinction du despotisme quel que soit sa forme et son origine. C'est uniquement à ces conditions, que l'on pourra parler de convivialisme où chacun de nous s'engagera à plus d'abnégation en faveur de l'utilité commune à l'échelle d'une nation et à celle de l'Humanité comme ça était démontré à l'occasion de la présente pandémie.
*Dr Lassaâd M'Sahli est membre du conseil de l'Inlucc