Hier, samedi 10 décembre 2022, s'achevait à Sousse, la 36e édition des Journées de l'Entreprise organisées par l'Institut arabe des chefs d'entreprises (IACE), sous le thème « L'Entreprise et la Sécurité : Libertés et Souveraineté ». Ces journées, qui réunissent les acteurs économiques les plus influents de la scène nationale ont été marquées cette année par des absences pour le moins remarquées… L'évènement annuel majeur de l'IACE, qui unit en un seul lieu, trois jours durant, la plupart des femmes et hommes tunisiens grâce au travail desquels le pays arrive à se maintenir à flot, a toujours aussi été le rendez-vous immanquable des politiques. Si dans les éditions précédentes le coup d'envoi de ce prestigieux évènement était donné par le président de la République, depuis l'accession de Saïed au pouvoir, c'est à la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, qu'a été confiée la tâche. Quelle a été donc la surprise de voir apparaître sur la scène la ministre de l'Industrie, des Mines et des Energies, Neila Gongi, venue réciter le discours de l'absente. Najla Bouden a fait faux bond à l'IACE au lendemain du panel auquel devait assister la ministre du Commerce Fadhila Rebhi, qui a aussi manqué au rendez-vous.
Qu'à cela ne tienne, il y a eu des ministres qui ont répondu à l'invitation, Samir Saïed, notamment, ministre de l'Economie et de la Planification et Nizar Ben Neji, ministre des Technologies. De quoi donner aux journalistes quelque chose à se mettre sous la dent et assurer une certaine présence à l'évènement… pas si sûr… d'autant plus qu'il faut le dire, le panel le plus attendu et qui rendait vraiment impatiente toute l'assistance, était le dernier, celui qui devait réunir la ministre des Finances, Sihem Nemsia, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane Abassi et Marc Gérard, le représentant résident du Fonds monétaire international (FMI), en Tunisie. Le dernier panel portait sur la souveraineté budgétaire autant dire que le sujet était « brûlant », tout comme les esprits qui peuplaient la salle.
Coup de théâtre, encore un et nouvelle absence, sans doute celle de trop, « Sihem Nemsia ne vient pas ! » a déclaré dépité le vice-président de l'IACE, Walid Bel Hadj Amor. L'annonce n'a, en réalité, surpris personne, mais a fait rire jaune tout le monde. Au point que le gouverneur de la Banque centrale a émis l'idée d'opter finalement pour un panel dédié au football, « la représentante du budget, celle qui avait tout à dire sur le sujet, n'étant pas là ». « Cela va être compliqué mais nous allons nous en sortir » a lancé Walid Bel Hadj Amor, avant de donner la parole à ses invités. Le panel aura duré près de quatre heures, il a été de loin le plus long et le plus animé des journées de l'entreprise. En présence de la ministre il l'aurait sans doute été bien plus et cela expliquerait, peut-être (sûrement disent certains), son absence.
Marouane Abassi a ouvert le bal en revenant sur la décision impopulaire de la BCT d'augmenter le taux directeur. « (…) Malgré des conditions politiques particulièrement instables et une situation économique compliquée, la réflexion que nous avions faite était sur le moyen de baisser le déficit courant qui était arrivé à 11% et baisser le déficit budgétaire (…) Nous avons dû prendre des décisions douloureuses pour assurer une stabilisation macro-économique et nous avons dû augmenter les taux car si nous ne le faisions pas, nous perdrions aussi les taux de change (…) Ce qui s'est passé c'est que malgré la situation compliquée, en octobre 2019, le dinar a commencé à s'apprécier, l'inflation sous-jacente a baissé, l'inflation a baissé, on était B2 outlook négatif au niveau de Moody's on est remonté à B2 outlook stable. Le Covid-19 est ensuite arrivé et on a mal géré… » a-t-il affirmé. Sur l'indépendance de la BCT, le gouverneur a estimé que la bonne décision a été prise, que les bailleurs de fonds suivaient le sujet de très près et que demander à la Banque Centrale de donner de l'argent directement au ministère des Finances était une véritable hérésie. « Cela fait plus de deux ans que nous n'avons pas bénéficié de financement, et les réformes sont l'une des conditions majeures du FMI. Lors des négociations avec le FMI, les questions relatives aux accords précédents, qui n'ont pas été exécutés sont remises sur la table, les réformes sont claires et leur nécessité ne date pas d'hier (…) La question de la compensation, les distorsions qu'elle engendre, par exemple, doit être discutée et mise sur la table, et le moyen de le faire bien doit être trouvé, idem pour la restructuration des entreprises publiques et sur le code des investissements par exemple (…) Toutes ces questions doivent être mises sur la table et c'est ce qui est fait en ce moment. Il faut commencer les réformes, elles sont inévitables, on travaille sur beaucoup de choses, on ne communique peut-être pas assez mais si rien n'avait été fait, nous n'aurions pas pu avoir le staff-level agreement du FMI et arriver à l'accord » a déclaré Marouane Abassi. Il a enfin souligné, que le plus important était de stabiliser la macro-économie et d'aller à un accord avec le FMI qui soit « acceptable, implémentable et durable ». « Il est nécessaire de mettre au point le séquençage des réformes. Beaucoup de compétences et d'expertises ont travaillé sur le sujet, et je rends hommage aux économistes de l'UGTT qui y ont largement participé, il est maintenant primordial de mettre les équipes qu'il faut pour mettre tout cela sur les rails » a conclu le gouverneur de la BCT.
Interrogé sur la corrélation entre accord du FMI et programme de réformes, Marc Gérard, le représentant résident du Fonds monétaire en Tunisie, a souligné que la relation entre le programme et l'accord avec le FMI est « centrale ». « Cela est souvent mal compris, mais un accord avec le FMI est basé sur un programme de réforme des autorités que le FMI appuie en tant que conseil et partenaire. Les problèmes que rencontre la Tunisie sont connus depuis longtemps, les solutions identifiées aussi depuis longtemps, c'est la mise en œuvre qui a été difficile. Nous sommes arrivés au Staff-level agreement car les autorités ont élaboré un programme de réformes qu'elles ont commencé à mettre en œuvre et qui s'adresse au fond des sujets. Nous avons néanmoins dû revoir quelques points à la lumière des développements macroéconomiques internationaux, extrêmement volatiles. Si la guerre en Ukraine n'avait pas éclaté, nous n'aurions pas eu cette discussion aujourd'hui, nous aurions conclu cet exercice bien avant mais on a dû tout revoir car la crédibilité que peut avoir un accord avec le FMI est d'arriver à une convergence de vue sur un scénario qui soit le plus proche possible de la réalité » a-t-il expliqué. Marc Gerard a confié que le programme du gouvernement n'est pas un plan d'ajustement structurel, qu'il est orienté vers l'équité sociale et le besoin de créer des espaces budgétaires pour des dépenses d'éducation, de santé et d'investissements publics. « Pour ce qui est des financements alloués à la Tunisie, ils sont déterminés de manière statutaire, nous ne sommes pas dans une relation de créancier à débiteur. La Tunisie est membre de plein droit du FMI et à ce titre elle dispose d'un quota sur lequel elle peut tirer dans une certaine mesure. L'accord envisagé est un accord standard pour un pays à revenu intermédiaire et il n'a rien d'extraordinaire. L'appui que nous allons avoir est surtout de catalyser d'autres financements » a-t-il assuré. La veille, le secrétaire général de l'Union syndicale, Noureddine Taboubi, également fidèle aux journées de l'entreprise, avait souligné que l'UGTT ne sait pas ce que contient le document comportant les réformes soumises au FMI, notant que l'Union syndicale n'a eu de cesse de le réclamer en vain. « On parle de généralités, personne ne sait ce que contient ce document, même les propos de la directrice du FMI sont démentis, comment voulez-vous qu'on bâtisse une confiance mutuelle dans ces conditions ? (…) Nous ne savons rien de ce qu'on a convenu avec le Fonds et cela aura plus tard de graves répercussions. Nous n'avons pas besoin de plus de tensions sociales, nous avons besoin de stabilité et quand éclatent des tensions, personne n'en sort indemne » avait-il lancé.
La Tunisie est sous tension et le contexte tant politique qu'économique, est critique. Dans de telles circonstances, et au vu de la sensibilité de tous les sujets qui font l'actualité du pays, il aurait été primordial, pour un gouvernement qui se respecte, de ne manquer sous aucun prétexte, un rendez-vous avec les acteurs économiques qui font que le pays soit encore capable de se maintenir à flot. Fuir les médias est une chose, mais bouder des évènements tels que les journées de l'entreprise pour ne pas avoir à réaliser l'exercice périlleux d'affronter une assistance aguerrie en est une autre….