Le président de la République, Kaïs Saïed, a toujours eu le chic de traiter des sujets les plus sensibles et les plus complexes avec la légèreté et la désinvolture du populiste incompétent. Lors d'une rencontre avec sa cheffe du gouvernement, le chef de l'Etat a claironné, selon le communiqué publié par la page officielle, qu'insulter l'Etat et ses symboles n'est pas une question de liberté d'expression, mais équivaut plutôt à porter atteinte à sa sécurité et à son unité. Kaïs Saïed, président de l'Etat qui a publié et appliqué le liberticide décret 54, évoque donc la question complexe du champ d'application de la liberté d'expression par l'ornière exiguë de l'insulte à l'Etat. Kaïs Saïed semble ignorer que la question de savoir ce qui entre, ou pas, dans le cadre de la liberté d'expression est une question évolutive à prendre avec des pincettes. A plusieurs reprises, les Etats réellement démocratiques se sont heurtés à la complexité de cette question notamment concernant les caricatures du prophète. Déterminer ce qui est toléré dans le cadre de la liberté d'expression est également une question culturelle par excellence, ce qui est acceptable dans une société donnée ne l'est pas forcément dans une autre. En fait, il n'existe pas de règle fixe établie concernant la liberté d'expression. Il s'agit plutôt d'un ensemble de normes mouvantes suivant l'évolution du monde et des sociétés concernées qui doivent, dans le cadre d'un dialogue social continu, faire évoluer et concevoir de nouvelles règles. Par ailleurs, dans ces sociétés évoluées, l'intervention de l'Etat dans la question de la liberté d'expression est toujours scrutée avec prudence car celui-ci a la fâcheuse tendance de défendre ses intérêts et d'élargir sa sphère d'influence. L'Etat a aussi tendance à vouloir légiférer et instaurer des barrières à ne pas franchir. Ceux qui s'y aventurent risquent d'être punis légalement, ce qui est, en soi, une atteinte à la liberté d'expression. Bref, tous ces questionnements et leurs subtilités sont balayés d'un revers de la main par Kaïs Saïed qui ne voit, en toute chose, que l'atteinte et la nécessité de punir et de sévir. D'ailleurs, comme il l'a fait dans bien d'autres situations et dans bien d'autres sujets, le chef de l'Etat qualifie les actes, établit les chefs d'accusation et condamne. Au détour d'une phrase qui peut paraitre anodine dans un énième communiqué laconique, Kaïs Saïed établit que ce qu'il peut considérer comme une insulte à l'Etat sort automatiquement du champ de la liberté d'expression et devient par conséquent légalement condamnable. Il établit même des chefs d'accusation graves car il s'agit, toujours selon le président, d'atteinte à la sûreté et à l'unité de l'Etat ! Rien que ça ! Le fait que le président de la République s'autorise à déterminer ce qui est « couvert » par la liberté d'expression et ce qui ne l'est pas est en soi une chose très grave. Kaïs Saïed n'est pas réputé pour sa magnanimité ni sa tolérance. C'est plutôt un ultra-conservateur qui peut estimer que toute critique envers sa personne ou son gouvernement peuvent être qualifiés d'atteinte à l'Etat. A aucun moment, on ne s'interroge sur la réelle solidité de cet Etat qui se trouverait menacé par une forme d'expression quelle qu'elle soit. Quel est cet Etat dont la sûreté serait, par exemple, mise en péril par un statut Facebook ou par une pièce de théâtre ? Quel est cet Etat dont l'unité serait menacée par un film, une caricature ou une affiche ? La question de la liberté d'expression, malgré sa délicatesse, reste l'un des indicateurs les plus fiables de l'état d'une démocratie. Moins il y a de liberté d'expression, plus la dictature s'installe. La volonté de maitriser le champ de la liberté d'expression par l'Etat sous couvert de protection contre les atteintes est un indice solide de cette volonté hégémonique. Pour le plus grand bonheur du promoteur de la « nouvelle République », il existe une batterie d'anciens textes de loi interprétables à toutes les sauces qui permettent de condamner ceux dont le discours ne plait pas. On notera au passage l'excellent article de loi condamnant « l'offense au chef de l'Etat » qui a été utilisé plusieurs fois par le régime actuel pour faire condamner des blogueurs et de simples internautes. Comme si cela ne suffisait pas, le régime a promulgué le décret 54 qui permet de mettre n'importe qui en prison pour a peu près n'importe quoi. Les quelques mots glissés dans le communiqué de la présidence de la République sonnent comme une menace. Il faut dire que malgré tous ses beaux discours sur la préservation des libertés, Kaïs Saïed n'a absolument rien fait pour contrecarrer les velléités de ses subordonnés qui ont fait condamner des personnes sur la base de statuts Facebook. Il est faux aujourd'hui de dire que les libertés sont protégées en Tunisie comme l'a fait remarquer à Kaïs Saïed le président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, Bassem Trifi, lors de leur rencontre. Il faut également revenir sur la publication inédite faite par l'instance des élections au sein du Journal officiel de la République tunisienne dans laquelle des noms de personnes et de pages Facebook sont jetés en pâture sans aucune autre forme de procès. L'Isie, instrument fidèle du président de la République, ne tolère pas la critique et engage des dizaines de plaintes avec l'approbation des autorités. Il est communément admis que la liberté d'expression est finalement l'un des rares et des plus précieux acquis de la révolution de janvier 2011. Cet acquis semble être dans la ligne de mire du régime qui invoque un prétexte vieux comme le monde et utilisé par toutes les dictatures, celui de protéger l'Etat contre les atteintes. Evidemment, c'est l'Etat, aussi, qui détermine s'il a été atteint ou pas. Même si les prémices se font chaque jour plus insistants, espérons que le pays ne se dirige pas vers une dictature dont l'établissement serait accéléré par l'isolement politique du pouvoir en place.