Demain, 17 décembre 2024, la Tunisie célèbre officiellement le quatorzième anniversaire de sa révolution. Pour moi, et pour vous peut-être, la fête de la révolution correspond au 14 janvier, mais c'est Kaïs Saïed qui fixe les dates officielles et écrit l'Histoire comme il veut. Elu en simple président de la République aux prérogatives limitées, il s'est taillé un costume de chef tout-puissant. Qu'a-t-on fait en ces quatorze ans pour qu'on arrive, aujourd'hui, à ce qu'un seul homme décide de notre sort à nous tous ? Des corbeaux à la tête de l'Etat Aux élections constituantes de 2011, les Tunisiens ont élu majoritairement trois partis, à savoir Ennahdha (37,04 %), le CPR (8,71 %) et Ettakatol (7,03 %), qui ont, de ce fait, pris le pouvoir fin 2011 et engagé le pays dans une route remplie de mensonges et de spoliations. On reproche aujourd'hui à Kaïs Saïed de placer des incompétents à la tête des institutions et de ne pas savoir conduire le pays, mais c'est la troïka qui a inauguré la première cette politique dès 2011. Aussi bien au gouvernement qu'au parlement, les incompétents sans expérience aucune se comptaient par dizaines. Hamadi Jebali, Ali Larayedh, Noureddine Bhiri, Moncef Ben Salem, Mohamed Ben Salem, Sonia Toumia, Habib Ellouze, Sadok Chourou, tous placés par Ennahdha, étaient les premiers fossoyeurs de la démocratie tunisienne et de l'Etat. Du côté du CPR, ce n'est guère mieux. Moncef Marzouki, élu au parlement avec 7 000 voix, a été catapulté président de la République grâce à Ennahdha et a considéré le palais de Carthage comme un butin. Lui le premier, bien avant Kaïs Saïed, a placé des incompétents et des amis autour de lui. Sihem Badi, Abdelwahab Maâtar ou Salim Ben Hamidane n'auraient jamais dû être ministres. Au palais, Moncef Marzouki a placé autour de lui de véritables charognards, tels Adnen Mansar, Samir Ben Amor, Imed Daïmi, Aziz Krichen, Mohamed Hnid et même la fille d'un ami qui a financé sa campagne électorale. Bien avant Kaïs Saïed, Moncef Marzouki injuriait les médias qui lui sont opposés et les poursuivait en justice. Bien avant le président actuel, il utilisait l'appareil judiciaire militaire pour régler ses comptes politiques. Bien avant lui, il divisait le peuple en citoyens et traîtres. On reproche aujourd'hui à Kaïs Saïed de ne pas avoir respecté son engagement initial, mais la troïka l'a bien précédée en matière d'irrespect des textes. Alors qu'elle ne devait rester qu'un an pour rédiger la Constitution, la troïka s'est accrochée au pouvoir jusqu'à la fin 2014. Durant ces trois ans, elle a vidé les caisses de l'Etat pour remplir les poches de ses adhérents et militants. Elle a fait entrer des milliers de ses membres dans la fonction publique et leur a fait comptabiliser artificiellement des années d'ancienneté, sous prétexte que l'ancien régime les a privés de recrutement. À ce jour, l'Etat subit ces recrutements et ce sureffectif. Grâce à une extraordinaire mobilisation populaire et à la pression du quartet Utica, UGTT, Onat et LTDH (qui leur a valu un Prix Nobel de la paix), la troïka a été éjectée par la porte. Elle a laissé derrière elle une Constitution remplie de contradictions et de bombes à retardement et un endettement en hausse. La dette publique était de 39 % du PIB en 2010, elle est montée à 50,74 % en 2014. Aujourd'hui, elle dépasse les 80%.
La période Béji En janvier 2015, Béji Caïd Essebsi, élu avec 55 % des voix, devait inaugurer une nouvelle ère et bâtir la démocratie tunisienne tant secouée par la troïka. Première grosse erreur du nouveau président : celle de réintégrer Ennahdha dans la sphère du pouvoir, alors que les Tunisiens l'ont élu sur la base d'une rivalité avec les islamistes. Deuxième grosse erreur : celle de nommer un chef du gouvernement apolitique, ce qui a créé une grande crise dans les rangs de son parti. Troisième grande erreur : celle de ne pas éloigner son fils des sphères du pouvoir, ce qui a accentué la crise de son parti et causé plusieurs scissions avec la naissance de petits partis sans réelle assise populaire, tels El Machroû, Beni Watani et Tahya Tounes. La crise économique de 2018 aidant, la période Béji Caïd Essebsi n'a pas généré la croissance tant rêvée qui devait faire sortir les Tunisiens de leur précarité. La troïka et Béji Caïd Essebsi ont proféré un mensonge, celui que la démocratie allait résoudre tous leurs problèmes. À leurs frais, les Tunisiens finissent par découvrir que la démocratie ne leur a rien rapporté. Il fallait élire quelqu'un d'en dehors des partis. L'indépendant Kaïs Saïed s'est retrouvé, du coup, favori pour la présidentielle de 2019. Entre-temps, l'endettement s'est envolé à 67,3 %. Cependant, pour l'Histoire, Béji Caïd Essebsi n'a pas laissé que des casseroles, comme la troïka. Grâce à lui, les interrogatoires de police se font désormais en présence d'un avocat. C'est sous son égide que la loi relative au Conseil supérieur de la magistrature a été votée et que le nouveau CSM a vu le jour (dissous depuis). Et c'est grâce à sa volonté que les Tunisiennes ont désormais la possibilité de se marier avec des étrangers non-musulmans et que les mamans peuvent accompagner leurs enfants en voyage sans autorisation paternelle.
Kaïs Saïed et les autres Si les élections de 2019 ont permis à un atypique inexpérimenté, enfant du peuple, d'accéder au Palais de Carthage, elles ont maintenu les mêmes têtes, voire pire, au parlement. Le cocktail du Bardo était déjà explosif à lui seul, mais lorsqu'il a été mélangé à celui de Carthage, il est devenu semblable à une bombe nucléaire qui a anéanti la démocratie tunisienne. Comme en 2011, comme en 2014, le parti Ennahdha a remporté haut la main les législatives de 2019 avec 19,63 % des voix. Se croyant enfin arrivé à son heure de gloire, Rached Ghannouchi décide de présider l'Assemblée. Première erreur, car il n'a jamais incarné un président impartial et au-dessus de la mêlée ; il a constamment pris parti pour les siens. Les violations de la loi et du règlement intérieur qu'il a commises se comptent par dizaines, déclenchant les crises les plus graves de toute l'histoire de la chambre des députés. Sous l'hémicycle, il y a eu du sang versé et des femmes agressées physiquement, sans que Rached Ghannouchi n'intervienne pour sanctionner les coupables parmi les siens. Deuxième erreur : alors que la Constitution lui permettait de nommer un chef du gouvernement issu de son parti, il a choisi de placer un illustre inconnu inexpérimenté à la Kasbah. Dépourvu de majorité à l'Assemblée et incapable de bâtir des alliances avec des adversaires qu'il avait insultés durant toute la campagne électorale, Rached Ghannouchi a perdu la main au profit de Kaïs Saïed. Le président de la République a alors nommé Elyes Fakhfakh, qui s'est retrouvé aux commandes en pleine pandémie de Covid-19. Il n'a tenu que quelques mois : Ennahdha et ses nouveaux alliés ont tout fait pour le déstabiliser et le pousser vers la sortie. Troisième erreur de Rached Ghannouchi, qui a ainsi renforcé l'hostilité de Kaïs Saïed à son égard. Kaïs Saïed a ensuite désigné Hichem Mechichi, rapidement pris entre deux feux : rester loyal à celui qui l'avait nommé ou se ranger du côté d'Ennahdha pour garantir une gouvernance stable, appuyée par une majorité parlementaire. Mechichi a choisi la seconde option, isolant encore davantage Kaïs Saïed.
Une dictature populaire Le 25 juillet 2021, les Tunisiens étaient confrontés à une crise économique, à la pandémie de Covid, à des querelles interminables au parlement et à la faiblesse d'un gouvernement sous la coupe des islamistes, honnis par plus de 80 % de la population. Trop, c'était trop. Le matin, ils sont descendus dans la rue pour manifester leur colère. Le soir, le président de la République a pris la lourde décision de dissoudre le gouvernement et de faire occuper le parlement par des militaires, interdisant l'accès aux députés. Putsch ou coup de force, peu importe : le résultat est le même. Les Tunisiens ont applaudi. Totalement illégal et anticonstitutionnel ? Peu importe encore : ils sont sortis crier leur joie tard le soir, malgré le couvre-feu. Kaïs Saïed détient désormais tous les pouvoirs avec l'approbation populaire. Il en use et en abuse, et les Tunisiens applaudissent toujours. Ils le réélisent en 2024 avec un score soviétique de 90,69 %, selon les chiffres officiels. Les rares voix qui contestent la régularité du scrutin finissent derrière les barreaux. De toute façon, les Tunisiens ne veulent plus de démocratie, tant les politiciens en général, et Ennahdha en particulier, leur ont fait vivre des souffrances sans leur apporter de solutions concrètes. Sous Kaïs Saïed, les médias sont muselés et la justice aux ordres. L'économie est à terre, la croissance avoisine 0 %, l'inflation atteint des niveaux à deux chiffres pour de nombreux produits alimentaires, le chômage explose et les prisonniers politiques se comptent par dizaines. Pourtant, les Tunisiens applaudissent encore, convaincus par les promesses de Kaïs Saïed d'un avenir radieux une fois sa « guerre de libération nationale » achevée et le pays débarrassé des politiciens et hommes d'affaires corrompus. Pour combien de temps encore le soutiendront-ils ? Une certitude : la révolution n'est pas morte. La période actuelle n'est qu'un épisode d'un processus qui pourrait durer des décennies. Tôt ou tard, les Tunisiens seront convaincus que seules la liberté, la justice et la démocratie sont salutaires pour les peuples. C'est juste une leçon d'Histoire.