Dans notre profession, il y a une règle de base qui dit que les « problèmes du journaliste n'intéressent pas le public ». Exceptionnellement, je déroge à cette règle pour vous évoquer un de nos exercices laborieux bi voire trihebdomadaires : celui de décortiquer l'activité présidentielle de Kaïs Saïed. 100 % des journalistes politiques de par le monde analysent les discours et les communiqués de leurs dirigeants, les critiquent et les confrontent, systématiquement, à la réalité tels qu'ils la voient. Ces analyses se basent sur les réactions de l'opposition, les différents chiffres et indicateurs de la nation, les opportunités, l'Histoire avec ses succès et ses ratages, les sondages d'opinion, les attentes de la population active, notamment les jeunes, etc. Un élément incontournable de toute analyse politique réside également dans les expériences comparées des autres pays, notamment les pays concurrents. Ainsi, en France, on se compare souvent à l'Allemagne, au Royaume-Uni et à l'Italie, et vice-versa. Aux Etats-Unis, toute analyse digne de ce nom évoque la Chine et l'Europe. L'Arabie saoudite est obsédée par le Qatar, et le Qatar est obnubilé par les Emirats. Il se trouve que notre exercice bi ou trihebdomadaire d'analyse de l'activité de Kaïs Saïed n'obéit à aucune de ces règles basiques suivies par nos confrères internationaux. C'est précisément pour cela qu'il est laborieux.
Des communiqués aux horaires absurdes Déjà, comme on l'a fait remarquer plus d'une fois, les communiqués présidentiels tombent à des heures impossibles la nuit. Ceux de vendredi dernier ont été publiés à 00h33 et 00h38. Celui de mercredi à 23h57. Celui de mardi à 03h40. Dans un pays normalement gouverné, quand un communiqué tombe à ce type d'horaires, c'est qu'il y a une grosse catastrophe ou une guerre. En Tunisie, ce sont les horaires habituels. La présidence tunisienne trouve normal de communiquer quand tout le monde dort. Par ailleurs, la présidence utilise toujours les mêmes formules dans un arabe pauvre et rébarbatif. Il n'y a jamais de sujet + verbe + complément comme il devrait y en avoir. On cherche souvent le fond de l'information, et rarement il y a une information digne de ce nom. Dépassons cet aspect – c'est du radotage – et venons-en au fond en prenant exemple (et c'est juste un exemple parmi des centaines d'autres) sur les deux derniers communiqués présidentiels, ceux des activités du vendredi 20 décembre.
Quand le sablier devient un outil présidentiel En recevant Kamel Maddouri, Kaïs Saïed a indiqué que l'expérience dans plusieurs pays a montré qu'il faut changer la politique de décentralisation et de déconcentration observée depuis des décennies, et qu'il faudrait retourner le sablier. Où est l'information utile dans cette phrase ? Nulle part. Quels sont les pays où l'on a arrêté cette politique ? On ne sait pas. Quels sont les objectifs à atteindre ? Aucun. Y a-t-il un chiffre ? Zéro. Y a-t-il une étude de faisabilité ou d'impact ? Aucune. En recevant Fatma Thabet Chiboub, le chef de l'Etat a évoqué ces usines délaissées et fermées. Il a pris exemple de cette minoterie de Dahmani (ville du Nord-Ouest), créée en 1912 et qui était considérée, à l'époque, comme la meilleure du pays grâce à la haute qualité de ses produits. Où est l'information utile dans cette phrase ? Nulle part. Quelles sont les usines qui ont fermé et pourquoi ? On ne sait pas. Y a-t-il une seule étude qui affirme que la minoterie de Dahmani était la meilleure du pays ? Pas à notre connaissance. Quels sont les objectifs à atteindre ? Aucun.
Bloqué dans le passé Le fait est – et c'est là notre difficulté – que l'on doit analyser et décortiquer ces communiqués présidentiels archaïques avec nos outils et nos référents modernes utilisés par nos confrères internationaux. Comment analyser, au XXIe siècle, un discours qui parle d'une minoterie de 1912 et de sablier ? Quand on conduit une voiture, on regarde dans 99,69 % du temps en avant et dans 0,31 % du temps dans les trois rétroviseurs. Avec Kaïs Saïed, c'est souvent l'inverse. Il est bloqué dans le passé, il aime évoquer l'Histoire des institutions et leurs naissances et ne rate pas une occasion pour dénigrer les politiques modernes observées dans les plus grandes nations. Son éternel dada : regardez le passé, combien il était beau, et le présent, combien il est moche. Nostalgique à souhait, il serait incapable d'ouvrir Google pour vérifier de lui-même que ce qu'il raconte est faux. Que les expériences dont il parle ont montré leurs limites dans des dizaines de pays. Il entend parler de ChatGPT et Grok, mais il ne les aurait jamais expérimentés. Il dira cependant que l'intelligence artificielle est un péril imminent. Evoquer le passé et ses expériences est une nécessité, tant il y a de leçons à tirer. Mais cela doit rester proportionnel et s'arrêter à 0,31 % du temps. Ce qui nous intéresse, en tant qu'analystes politiques, et ce qui intéresse notre public, c'est le présent et l'avenir.
Les Tunisiens de 2024 ne vivent pas en 1912 Les Tunisiens de 2024 n'ont rien à faire de Omar Ibn El Khattab et de la minoterie de 1912 et n'utilisent pas le sablier. Ils font leurs emplettes dans les commerces de quartier, les malls et les hypers, voire sur Internet (le commerce en ligne est en croissance exponentielle), utilisent Google et l'IA dans leur travail, ont des montres et des smartphones connectés, communiquent via les réseaux sociaux, regardent Netflix et l'IPTV et ont comme sources d'information les médias internationaux les plus puissants. Ce dont parle Kaïs Saïed est éculé et ne saurait revenir, car le passé ne revient jamais. Tout simplement, on ne peut pas faire du neuf avec du vieux.
Les sociétés communautaires : un pari sans fondement La politique têtue de Kaïs Saïed est religieusement suivie par son chef du gouvernement. Samedi dernier, la présidence du gouvernement a publié un communiqué (à 21 heures) à propos d'un conseil ministériel qui a décidé dix mesures en faveur des sociétés communautaires. Cela va de la publication de guides explicatifs à la création d'une banque d'idées (texto !) en passant par les questions de financement. En d'autres termes, on va donner l'argent du contribuable à des gens sans expérience qui n'ont pas réussi à décrocher un boulot et qui n'ont même pas d'idées ! Y a-t-il un seul pays au monde qui a entrepris cette expérience ? Pas à notre connaissance. Trois fois non. Y a-t-il une étude de faisabilité et des modèles de business plan ? Non. Facebook, SpaceX, Amazon ont-elles performé en tant qu'entreprises communautaires ? Comment peut-on inciter cinquante individus (je dis bien cinquante) à investir leur temps et leur argent tout en leur disant qu'ils ne vont pas avoir de dividendes par la suite et sans qu'aucun d'entre eux ne soit majoritaire ? Cela relève juste du non-sens. Non seulement il n'y a aucun exemple moderne de sociétés communautaires qui a réussi à s'imposer sur l'international, ni même sur le national, mais même en se référant à l'Histoire, on sait que ce type d'expériences ne mène nulle part et a toujours été de l'ordre du marginal.
Entre messianisme et absence d'idées nouvelles Kaïs Saïed, mu par un messianisme qui va servir les Tunisiens et l'humanité tout entière, répète à l'envi qu'il faut des idées neuves. Or, en décortiquant ses discours et ses communiqués, on ne trouve aucune idée neuve. Pire, il ne fait qu'évoquer le passé (embelli) et veut répéter des expériences qui ont déjà échoué. Ce qui semble évident à nos yeux est un conspirationnisme de lobbystes aux siens. Si la minoterie de 1912 a été fermée, c'est que forcément elle n'avait pas les meilleurs produits du pays. Un projet bien managé avec une bonne qualité ne peut, en aucun cas, faire faillite, quoique fassent les hypothétiques détracteurs. Si l'on n'utilise plus les sabliers, ce n'est pas par volonté d'effacer le passé glorieux : c'est juste parce que les montres connectées sont plus performantes. Le proverbe dit qu'on ne peut pas faire du neuf avec du vieux. Ce proverbe est inconnu pour Kaïs Saïed. Il parle d'idées neuves, mais son temps est compté avec un sablier, son entreprise référente est une minoterie de 1912 qui a mis la clé sous la porte, et son projet est une entreprise communautaire dont le modèle n'a réussi nulle part. Et c'est pour cela que notre exercice est laborieux. On ne peut pas analyser une telle matière première, alors que nous vivons en 2024, que nous regardons vers 2025 et 2035, que nous utilisons l'intelligence artificielle quotidiennement dans notre travail et que nous observons de très près l'évolution du monde, de ses entreprises et de ses modèles économiques les plus performants. Joyeux Noël et désolé de vous avoir dérangé avec nos problèmes d'analystes politiques.