À l'heure du numérique et de la prolifération des réseaux sociaux, il est légitime que l'Etat se dote d'instruments juridiques pour encadrer l'usage des technologies et lutter contre la cybercriminalité. Mais cela ne saurait en aucun cas justifier que l'on piétine les libertés fondamentales. Protéger la cybersécurité ne signifie pas criminaliser la liberté d'expression, encore moins museler la critique politique. Dans ce paysage confus, l'article 24 du décret-loi n°54 de 2022 s'impose comme une menace directe contre la liberté de la presse et d'expression. Non seulement il ouvre la voie aux dérives, mais il contredit frontalement les fondements mêmes de l'Etat de droit. Il ne s'agit pas de le corriger. Il faut l'abroger. Et voici pourquoi.
1. Une arme à double tranchant : flou juridique et intention supposée Cet article punit toute personne qui, à travers les réseaux ou les systèmes informatiques, « produit, diffuse ou envoie sciemment de fausses informations, données ou rumeurs » dans le but de nuire à autrui, de semer la peur ou de porter atteinte à la sécurité publique ou nationale. La peine est doublée si l'auteur est un fonctionnaire. Mais le texte ne repose ni sur la matérialité du délit ni sur un préjudice démontré. Il suffit d'une intention supposée, sans preuve de tort causé. Résultat : une arme juridique redoutable entre les mains du parquet, qui peut poursuivre n'importe qui, sur la base d'une interprétation subjective et sans garde-fous.
2. Une violation flagrante de la Constitution L'article 55 de la Constitution de 2022 est clair : toute restriction à une liberté doit être nécessaire, proportionnée et ne pas porter atteinte à l'essence du droit. L'article 24, lui, foule ces principes au pied : - Il ne définit pas ce qu'est une « fausse rumeur » ; - Il repose sur l'intention plutôt que sur l'acte ; - Il prévoit des peines de prison pour des propos qui relèvent parfois du travail journalistique ou de la critique légitime ; - Il donne au parquet un pouvoir discrétionnaire, sans contrôle judiciaire effectif. En bref, c'est une infraction à la carte, qui ne respecte ni la légalité ni la proportionnalité exigées par la Constitution.
3. Une atteinte directe à la liberté de la presse Le décret-loi 115 de 2011 encadre clairement la liberté de la presse en Tunisie. Son article premier insiste : aucune restriction ne peut être imposée, sauf à répondre à un objectif légitime, de manière nécessaire et proportionnée, sans porter atteinte au cœur du droit. L'article 24 contredit ce texte de référence : - Il expose journalistes et citoyens à des poursuites pénales pour des contenus relevant de la critique politique ou de l'information d'intérêt général ; - Il ne distingue pas l'erreur de bonne foi de la désinformation malveillante ; - Il criminalise des activités journalistiques pourtant parfaitement légitimes, qui devraient relever de la régulation du secteur, pas du pénal. Le danger ? Une insécurité juridique généralisée, un chevauchement entre les textes, et une autocensure rampante dans les rédactions.
4. Une entorse aux engagements internationaux de la Tunisie La Tunisie a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantit la liberté d'expression et n'autorise sa restriction que de manière nécessaire, claire et proportionnée. Le Comité des droits de l'homme des Nations Unies l'a rappelé dans son commentaire général n°34 : « Une publication inexacte ne doit être pénalisée que si elle cause un tort grave que seule une sanction pénale peut réparer. Les lois contre les "fausses informations" ne doivent pas servir à réduire au silence les critiques politiques ou journalistiques. » Or, l'article 24 fait exactement l'inverse : il n'exige ni dommage prouvé, ni lien direct entre les propos et un préjudice. Il laisse le champ libre à une répression politique sous couvert de lutte contre la désinformation.
5. Un parquet tout-puissant, sans contrepoids Le texte autorise le parquet à intervenir sans plainte préalable, sans décision judiciaire, sans que le préjudice soit démontré. Une simple publication, un commentaire, un article peuvent suffire à déclencher des poursuites. C'est une rupture avec les principes fondamentaux de la procédure pénale. Le parquet devient à la fois juge et partie, surtout dans les dossiers sensibles liés à l'opinion ou aux médias.
Une abrogation, pas un aménagement L'article 24 ne peut être amendé. Il doit être supprimé. Parce qu'il viole la Constitution. Parce qu'il écrase la liberté de la presse. Parce qu'il contredit les engagements internationaux de la Tunisie. Et parce qu'il ouvre la porte à une criminalisation arbitraire de la parole. Son maintien constituerait un recul grave des acquis postrévolutionnaires en matière de libertés. Il compromettrait le processus démocratique en son cœur. Abroger cet article, ce n'est pas dépénaliser les atteintes malveillantes à autrui. C'est restaurer un équilibre. C'est revenir au droit. C'est protéger la liberté.
*Omar Weslati est membre du Conseil de la presse, ancien membre de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) et juge près la cour d'appel de Tunis.