Le rapport annuel 2024 du Haut Comité du Contrôle Administratif et Financier (HCCAF) dresse un constat accablant sur la gestion de la Société Tunisienne de l'Electricité et du Gaz (Steg). Endettement massif, gouvernance défaillante, échec de la transition énergétique et manque de contrôle interne : l'entreprise publique accumule les failles et devient un poids de plus en plus lourd pour les finances de l'Etat. Malgré les réformes engagées, les résultats restent mitigés et la situation semble s'enliser. Comme si tout cela ne suffisait pas, Kaïs Saïed lui demande d'amnistier les mauvais payeurs. Le président de la République a reçu mardi 28 janvier 2025 Imed Hazgui, président du HCCAF, relevant de la présidence de la République, qui lui a remis le 29ᵉ rapport annuel du Comité. Ce rapport est similaire aux autres des années précédentes, très riche en informations précises et utiles. Il épingle les différentes institutions du pays, qu'elles soient publiques ou privées, avec force détails. Réputé pour son sérieux et son travail de fourmi, le HCCAF ne déroge pas à sa règle et ne se limite pas à révéler les irrégularités, il propose également des recommandations. Pour son travail relatif à la Steg, le HCCAF s'est basé sur un précédent contrôle de son propre comité datant de 2022 et couvrant la période 2015-2019. Le HCCAF a entamé ses travaux de second contrôle des réformes en mai 2023, a présenté ses remarques aux intéressés puis est revenu à la charge en septembre 2023 pour voir si ses recommandations ont été suivies d'effets. La partie du rapport réservée à la Steg, couvre quatorze pages et met en évidence des failles majeures dans la gestion de la compagnie monopolistique, son management et ses comptes.
Un endettement alarmant et une trésorerie exsangue La Steg fait face à une situation financière critique. Le rapport du HCCAF met en évidence une détérioration continue de ses finances depuis 2015. Les fonds propres de l'entreprise se sont effondrés, enregistrant une valeur négative de 2,2 milliards de dinars en 2019, tandis que l'endettement global a dépassé les 12,5 milliards de dinars, dont 7,1 milliards de dinars en dettes à long terme. La société dépend massivement de l'emprunt pour financer ses investissements, ce qui accroit sa vulnérabilité face aux fluctuations économiques et monétaires. Le déficit de trésorerie est lui aussi préoccupant, atteignant 1,2 milliard de dinars en 2019, forçant l'entreprise à contracter des prêts à court terme, souvent libellés en devises, pour financer ses besoins opérationnels, notamment l'achat de gaz naturel. Cette dépendance aux importations expose la Steg aux variations du dinar et aux tensions sur le marché international des hydrocarbures.
Des investissements hasardeux et une transition énergétique au ralenti Si la Steg investit massivement dans la production d'électricité, le rapport souligne une mauvaise planification et une gestion inefficace des projets. Entre 2016 et 2020, les prévisions de la demande en électricité se sont révélées inexactes, avec un écart de 10 % entre les estimations et la consommation réelle. Cette imprécision a conduit à des décisions d'investissement inadaptées et à un déséquilibre croissant entre l'offre et la demande. Le rapport met également en lumière un retard considérable dans le développement des énergies renouvelables. Sur les six centrales solaires et éoliennes prévues dans le cadre du plan d'investissement 2017-2021, une seule a été réalisée : la centrale photovoltaïque de Tozeur d'une capacité de 20 MW. Les autres projets ont été abandonnés en raison de l'absence de financements ou du manque de garanties de l'Etat. Ce retard empêche la Steg de diversifier son mix énergétique et d'alléger sa dépendance au gaz naturel importé, qui représente encore 66 % de sa production. La transition énergétique, pourtant cruciale pour la souveraineté énergétique du pays, reste donc bloquée par des obstacles financiers et administratifs.
Une explosion des coûts et une rentabilité compromise L'un des points les plus préoccupants relevés par le HCCAF est l'envolée des coûts de production. Entre 2015 et 2019, le coût unitaire de production, transport et distribution de l'électricité est passé de 218 millimes/kWh à 319 millimes/kWh, soit une augmentation de 46 %. Cette hausse est principalement due à l'augmentation du prix des hydrocarbures, notamment après 2017 ; à la dépréciation du dinar, qui renchérit les achats de gaz naturel ; et à une hausse importante des charges de personnel, qui pèse sur les finances de l'entreprise. Le rapport souligne aussi que la Steg souffre d'un manque de contrôle sur ses coûts d'exploitation. Entre 2015 et 2019, les pertes financières liées à l'énergie non facturée (vols, raccordements illégaux, pertes techniques) ont explosé, passant de 560 millions de dinars à 956 millions de dinars. La fraude et les branchements clandestins restent un problème majeur, et malgré le renforcement des contrôles, l'entreprise peine à juguler ces pertes.
Un déficit de recouvrement des créances publiques et privées Le rapport met également en exergue les difficultés chroniques de la Steg à recouvrer ses créances. En 2019, les impayés des clients ont atteint 1,7 milliard de dinars, dépassant les deux milliards de dinars en 2020. Parmi les principaux mauvais payeurs figurent les administrations publiques et les collectivités locales, qui accumulent des arriérés depuis plusieurs années. Contrairement aux clients privés, qu'ils soient particuliers ou des entreprises, la Steg ne coupe pas l'électricité des mauvais payeurs parmi les administrations publiques et les collectivités locales. Le HCCAF dénonce notamment l'inaction du gouvernement face à cette situation. Malgré des décisions prises en 2016 et 2017, prévoyant un prélèvement automatique des factures sur les budgets des ministères et des municipalités, ces mesures n'ont jamais été appliquées. De plus, les promesses de compensation financière de l'Etat n'ont pas été respectées, creusant davantage le déficit de la Steg. Le rapport révèle aussi un taux d'exécution très faible des coupures d'électricité pour les mauvais payeurs. Sur 1,07 million d'ordres de coupure émis entre 2016 et 2019, seulement 12,4 % ont été réellement appliqués, illustrant l'inefficacité des procédures de recouvrement.
Une gouvernance en crise et des pratiques douteuses Le HCCAF épingle également la gestion des ressources humaines de l'entreprise. Entre 2015 et 2018, trente agents ont été recrutés en dehors des procédures réglementaires, notamment des enfants de salariés de la Steg ou des membres de l'Union générale des étudiants de Tunisie (UGET), sur intervention directe de la présidence du gouvernement. Cette situation viole les règles de recrutement du secteur public et contribue à l'envolée des charges salariales. De plus, le taux de vacance des postes dans la direction des ressources humaines atteignait 57,5 % en 2019, impactant directement l'efficacité de la gestion du personnel. Cette situation se traduit par un manque de contrôle sur les effectifs, des problèmes de gestion des salaires et une absence de suivi des performances.
Des recommandations pour un sursaut nécessaire Face à ces constats alarmants, le HCCAF recommande une série de mesures urgentes : - Une réforme en profondeur de la gouvernance de la Steg, avec une séparation plus nette entre les rôles de gestion et de supervision ; - Un renforcement des contrôles internes, notamment pour lutter contre la fraude et améliorer la gestion des coûts ; - L'application stricte des décisions gouvernementales sur le paiement des factures des institutions publiques ; - Une accélération du développement des énergies renouvelables, pour réduire la dépendance au gaz naturel importé ; - Un plan de restructuration financière, pour alléger le fardeau de la dette et restaurer la viabilité de l'entreprise. Malgré ces recommandations, le rapport reste sceptique sur leur mise en œuvre effective. La Steg continue d'accumuler des pertes et de dépendre des subventions de l'Etat pour sa survie. Sans une restructuration profonde, l'entreprise risque de devenir un fardeau insoutenable pour les finances publiques et de freiner toute politique énergétique durable en Tunisie.
Kaïs Saïed entre en jeu Le président de la République a reçu le rapport du HCCAF le 28 janvier et, théoriquement, il a pris connaissance de la partie consacrée à la Steg. Deux semaines plus tard, le 14 février, il a convoqué le chef du gouvernement, Kamel Maddouri, à qui il a demandé de mettre en place une solution permettant l'échelonnement des dettes accumulées par les citoyens en difficulté auprès de la Steg, tout en annulant les pénalités de retard.
Trois jours après, le 17 février, il a reçu le PDG de la société, Fayçal Trifa, avec qui il a évoqué ce calendrier de remboursement des dettes impayées par certains clients, notamment les particuliers et plus particulièrement les petites entreprises ayant cessé leurs activités en raison de l'accumulation de leurs dettes. Une situation qui, selon le chef de l'Etat, ne profite ni à la STEG ni aux abonnés dont l'approvisionnement en électricité a été coupé.
Des décisions contraires au bon sens Cette double intervention présidentielle contredit totalement le rapport et les recommandations du HCCAF et risque d'aggraver encore davantage la situation financière de la Steg. Bien avant cette annonce, la société permettait déjà l'échelonnement des dettes jusqu'à 30 % de leur montant. Or, ce que propose le président, c'est un étalement total de la dette et la suppression pure et simple des pénalités de retard, suivant la même logique appliquée précédemment aux arriérés fiscaux, aux cotisations de la CNSS et aux dettes municipales. Mais des questions essentielles se posent : comment une entreprise déjà surendettée peut-elle supporter de nouvelles pertes sans compensation ? D'où la Steg tirera-t-elle les ressources pour financer ses charges ? Le cadre légal actuel lui permet-il réellement d'effacer les pénalités et d'accorder un échelonnement total des dettes ? Près d'une semaine après l'annonce présidentielle, aucune mesure concrète n'a été prise par la présidence du gouvernement pour la mettre en application. Aux guichets de la Steg comme sur son site web, rien n'a changé. Les procédures habituelles de recouvrement sont toujours en vigueur, et aucun texte officiel ne vient encadrer ces annonces. À défaut d'un décret clair ou d'une loi spécifique, ni la présidence du gouvernement ni la Steg ne peuvent se permettre d'effacer ces montants d'un simple trait.
Maya Bouallégui Cliquer ici pour lire la partie réservée à la Société Tunisienne de l'Electricité et du Gaz dans le rapport du HCCAF