La compagnie aérienne nationale tunisienne, Tunisair, traverse l'une des crises les plus graves de son histoire. Entre déficits chroniques, gestion paralysée, instabilité managériale, surcharges structurelles et blocages politiques, la société s'enfonce lentement mais sûrement. L'Etat refuse obstinément la seule issue viable : une privatisation partielle ou totale. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Tunisair accumule les déficits depuis des années, sans jamais présenter une trajectoire de redressement crédible. Lors de la dernière assemblée générale ordinaire tenue le 4 février 2025, avec près de quatre ans de retard, la compagnie a présenté enfin les résultats financiers de l'exercice 2020. Ceux-ci sont accablants. À la clôture de 2020, le déficit annuel s'élevait à 231,9 millions de dinars, portant le déficit cumulé à 1,547 milliard de dinars. Ces chiffres — les derniers officiellement disponibles — dressent le tableau d'une entreprise exsangue. Il est désormais impossible de connaître la situation financière exacte de la compagnie pour les années 2021, 2022, 2023 et 2024, ce qui est une violation manifeste des obligations de transparence imposées aux sociétés cotées. Cette opacité budgétaire n'a plus d'équivalent parmi les entreprises publiques ou privées présentes sur la Bourse de Tunis. À cette défaillance comptable s'ajoute une situation opérationnelle très fragile. En 2019, la compagnie avait vu son trafic passager chuter de 9,9 % par rapport à l'année précédente, avec seulement 3,4 millions de passagers transportés. Cette baisse était principalement liée à la détérioration de la flotte, qui a contraint l'entreprise à réduire son offre et augmenter ses prix, avec une recette moyenne par passager portée à 420 dinars. En 2024, les performances sont contrastées. La compagnie a annoncé un léger rebond avec 2,6 millions de passagers transportés (+5,5 %) et une hausse de 14 % des revenus liés au transport, atteignant 1,66 milliard de dinars. Toutefois, cette amélioration conjoncturelle masque une érosion de la recette moyenne par passager (passée de 495 à 480 dinars), une hausse préoccupante des charges financières (+26,4 %) et une augmentation des coûts liés au leasing et à la masse salariale.
Clouée au sol par l'Etat Le déséquilibre structurel est profond. Le ratio employés/appareil reste anormalement élevé : en 2020, Tunisair comptait 7800 salariés pour une flotte d'une trentaine d'avions, soit près de 280 employés par appareil, alors que la norme internationale est de 80 à 100. En 2023, malgré des efforts de réduction d'effectif (3100 salariés), l'entreprise reste loin de la cible fixée de 2000 employés. À ces données s'ajoute un indice externe révélateur de la performance de la compagnie. Dans le classement 2024 d'AirHelp, qui évalue 800 compagnies aériennes dans le monde sur la base de la ponctualité, la gestion des indemnisations et la qualité globale du service, Tunisair figure à la 109e place. Un classement honorable en apparence, mais qui a suscité une réaction défensive de la compagnie, dénonçant une méthodologie jugée « incomplète ». Cette posture, au lieu d'ouvrir la voie à une amélioration, traduit un refus de remise en question, symptôme typique des entreprises publiques protégées de la concurrence. L'inertie chronique est aggravée par l'absence de visibilité stratégique. Aucun plan de restructuration validé par le gouvernement n'a été mis en œuvre, malgré de nombreuses annonces. L'audit complet du parc aérien n'a jamais été suivi d'investissements suffisants, et les projets d'homogénéisation de la flotte ont pris du retard. En somme, Tunisair cumule opacité financière, modèle économique obsolète, surcharge de personnel, flotte vieillissante, image dégradée et absence de vision d'avenir. Et à cela s'ajoute un climat interne délétère, miné par la démotivation, les suspicions et la peur généralisée face à la répression administrative et judiciaire. Il ne s'agit plus seulement d'une entreprise en difficulté : Tunisair est structurellement sinistrée, incapable de retrouver seule le chemin de la compétitivité.
Une gouvernance sous pression, sans autonomie Depuis plusieurs années, la gestion de Tunisair est prise dans un mécanisme de harcèlement managérial, de limogeages successifs et d'ingérence politique permanente, où les dirigeants sont désignés comme responsables de tous les maux, sans avoir ni les marges de manœuvre ni les moyens de réformer. La compagnie ne dispose plus d'un PDG en titre depuis plusieurs mois. Le dernier en poste, Khaled Chelly, a été placé en détention en juillet 2024 dans des conditions troubles, sans aucune communication officielle sur la teneur des accusations portées contre lui. Son successeur n'a toujours pas été désigné, et la direction générale est assurée par intérim, dans un flou organisationnel qui affaiblit encore davantage la gouvernance. Cette instabilité est largement entretenue par la présidence de la République, qui s'immisce régulièrement et directement dans les affaires de la compagnie. Lors de ses multiples apparitions médiatiques, Kaïs Saïed se positionne non pas comme un arbitre ou un soutien stratégique, mais comme un chef d'entreprise autoproclamé, multipliant les dénonciations, les ordres, les déclarations tonitruantes et les mises en accusation publiques.
Faux chiffres, vraies faillites : l'illusion de Kaïs Saïed Le plus inquiétant n'est pas seulement ce rôle directif inapproprié, mais le fait que le président de la République s'appuie sur des données erronées pour orienter ses décisions. Lors de sa dernière intervention, le 25 mars 2025, Kaïs Saïed a affirmé que la flotte de Tunisair comptait aujourd'hui dix avions en activité, contre 24 auparavant. Or, selon les chiffres officiels fournis par la compagnie elle-même en début d'année, la flotte opérationnelle comprend actuellement 19 avions (5 en propriété, 5 en leasing financier et 9 en leasing longue durée). Pire encore : à son pic d'activité, Tunisair comptait jusqu'à 34 appareils en exploitation, et non 24 comme l'a avancé le chef de l'Etat. Ce décalage n'est pas anodin. Car un diagnostic erroné mène inévitablement à des solutions inadéquates. Si les plus hautes autorités du pays ne disposent pas - ou ne souhaitent pas disposer - d'une base chiffrée exacte, toute tentative de redressement est vouée à l'échec. Le chef de l'Etat a également affirmé que les maintenances des avions duraient « 123 jours » en Tunisie contre « dix jours » chez les grands constructeurs internationaux, sans jamais en fournir la source ni expliquer les raisons techniques réelles de ces délais. Ces affirmations, reprises sans nuance par une partie de l'appareil exécutif, participent d'un discours de culpabilisation qui vise le personnel, les syndicats et la direction, sans jamais interroger les responsabilités politiques ou structurelles. Dans ce climat, les plans de sauvetage annoncés à répétition deviennent des exercices de communication sans lendemain. Celui évoqué par le gouvernement début 2025 devait être présenté en mars, mais n'a pas été rendu public. À ce jour, jeudi 27 mars 2025 aucun plan de sauvetage n'a été officiellement annoncé. De fait, la gouvernance de Tunisair est devenue purement politique, sans autonomie de gestion ni cadre stratégique cohérent. Les directeurs sont remplacés sans motif précis. Les audits sont instrumentalisés pour désigner des coupables. Et les rares responsables compétents ayant tenté de redresser la situation, à l'image de Khaled Chelly, se retrouvent aujourd'hui sous les verrous, au nom d'une prétendue croisade morale. Le résultat est connu : aucune réforme structurelle n'a été menée à bien, aucune amélioration pérenne n'est visible, et les talents fuient la compagnie, désespérés par l'absence de perspectives et par la peur de devenir à leur tour des boucs émissaires.
Un modèle à bout de souffle, une privatisation inévitable Depuis 2011, au moins quatre plans de restructuration ont été conçus pour Tunisair. Aucun n'a été mis en œuvre, faute de moyens et de volonté politique. Pourtant, la solution existe : ouvrir le capital à un partenaire stratégique, ou procéder à une privatisation totale ou partielle. Dans de nombreux pays, des compagnies aériennes publiques confrontées aux mêmes difficultés — sureffectif, endettement, perte de compétitivité — ont été redressées par une privatisation partielle ou totale, ou par l'entrée d'un partenaire stratégique. British Airways, Air France-KLM, Turkish Airlines, Iberia ou encore TAP au Portugal ont toutes connu des transformations profondes pour retrouver rentabilité et solidité. À l'inverse, les compagnies qui ont résisté trop longtemps à cette évolution — comme Alitalia — ont fini par disparaître. Tunisair, malgré son histoire et son attachement symbolique, ne pourra pas survivre indéfiniment dans sa configuration actuelle. La dette, les charges, l'instabilité managériale, les blocages politiques et l'ingérence pèsent lourdement sur sa capacité à se redresser. Même le PDG Khaled Chelly, aujourd'hui en détention, plaidait pour une augmentation de capital suivie d'une ouverture à des partenaires privés.
La souveraineté idéologique contre la réalité économique Tunisair est aujourd'hui à la croisée des chemins. Les données financières disponibles montrent une entreprise structurellement déficitaire, lestée par un sureffectif chronique, une flotte partiellement obsolète, des charges financières écrasantes et une productivité en berne. L'absence de gouvernance stable et les retards répétés dans la publication des comptes traduisent une entreprise à la dérive comptable, au mépris des règles élémentaires de transparence imposées à toute société cotée. À cela s'ajoute une dimension plus grave encore : l'ingérence permanente du politique, et en particulier de la présidence de la République, dans la gestion quotidienne de la compagnie. L'Etat ne se contente plus de fixer les grandes orientations stratégiques : il nomme, limoge, accuse, dénonce et ordonne, en direct, sans cadre légal ni souci de continuité managériale. Les dirigeants sont sacrifiés au moindre incident. Les plans de restructuration sont bloqués avant même d'avoir été examinés. Pire encore, les décisions sont souvent basées sur des chiffres inexacts, comme l'a récemment démontré l'intervention présidentielle du 25 mars 2025. Dans ces conditions, comment envisager un plan de redressement sérieux si le diagnostic lui-même est faux ? La situation de Tunisair n'est pas le fruit d'une simple mauvaise gestion ponctuelle. Elle est la conséquence directe d'un modèle hybride et obsolète, où l'entreprise est censée fonctionner comme un acteur concurrentiel tout en étant soumise aux règles, contraintes et interférences de l'administration publique. Ce modèle a montré ses limites partout ailleurs dans le monde. Il ne génère ni performance, ni résilience, ni croissance. La Tunisie peut-elle continuer à croire qu'elle fera exception ? Peut-elle soutenir à elle seule une compagnie structurellement déficitaire, sans l'appui du FMI, sans ouverture du capital, sans transparence financière et sans levier concurrentiel ? Rien ne le laisse penser. Il ne s'agit pas ici de brader un fleuron, ni de livrer une entreprise stratégique à des intérêts privés étrangers. Il s'agit d'offrir à Tunisair une seconde chance, en la libérant d'un carcan politique et administratif qui l'étouffe, en l'ouvrant à des partenariats solides, en fixant un cap clair, et en professionnalisant enfin sa gouvernance. Sans rupture avec le modèle actuel, la compagnie est condamnée à l'agonie lente, au détriment de ses salariés, de ses passagers, de ses partenaires et de l'image même du pays. Le réalisme économique doit reprendre ses droits. L'idéologie n'a jamais fait décoller un avion.