Trois indicateurs économiques publiés récemment brossent un tableau inquiétant de la situation économique en Tunisie : explosion du cash en circulation, recul de la croissance, et ralentissement des crédits bancaires. En toile de fond, une économie désorganisée, un pouvoir sans boussole, et un pays au bord de la panne sèche. Depuis quelques semaines, les signaux d'alerte s'accumulent, sans qu'aucun responsable ne daigne les lire. Trois données économiques, publiées à quelques jours d'intervalle, dessinent un paysage préoccupant : l'explosion du cash en circulation, la chute brutale du taux de croissance, et le ralentissement du crédit bancaire non professionnel. Trois clignotants rouges, issus de sources officielles, qui racontent une même histoire : celle d'une économie qui s'enlise, d'une population qui décroche, et d'un appareil d'Etat qui semble ne plus comprendre les mécanismes qu'il prétend réguler. À première vue, ces indicateurs paraissent isolés. Mais à y regarder de plus près, ils traduisent un même dérèglement systémique, où le citoyen fuit les institutions, où l'investissement recule, où la consommation s'étiole, et où l'Etat, au lieu d'agir, multiplie les mesures contre-productives. Ce n'est plus une crise conjoncturelle. C'est une déliaison entre l'économie réelle et la gouvernance, une fracture qui menace à court terme l'équilibre social du pays.
Le cash envahit l'économie, les Tunisiens fuient les banques La masse monétaire en circulation a atteint un niveau record : 23,8 milliards de dinars en mai 2025, soit une hausse de 13 % en un an, selon les derniers indicateurs de la Banque centrale de Tunisie, publiés le 23 mai courant. En cause, la nouvelle réglementation sur les chèques, entrée en vigueur récemment, qui a eu pour effet immédiat de pousser les Tunisiens à privilégier l'espèce plutôt que les moyens de paiement bancaires. En surface, il s'agit d'un simple ajustement légal. En profondeur, c'est le symptôme d'un rejet silencieux du système financier formel. Un glissement vers le cash, souvent synonyme de transactions opaques, de contournement fiscal, et d'expansion de l'économie informelle. Un pays où l'argent circule hors radar est un pays qui perd le contrôle de son économie.
Croissance en chute libre : un Etat incapable de relancer la machine Le deuxième indicateur est tout aussi préoccupant : le taux de croissance du premier trimestre 2025 est tombé à 1,6 %, contre 2,4 % au trimestre précédent, alors que la Loi de finances tablait sur un optimiste 3,2 %. Autrement dit : le gouvernement atteint péniblement la moitié de ses maigres ambitions. Cette croissance molle, soutenue artificiellement par une bonne saison agricole et une embellie touristique, cache une désindustrialisation rampante, un investissement privé en berne, et une balance commerciale toujours plus déficitaire. La demande intérieure gonfle les importations, sans que l'offre nationale suive. Résultat : une croissance sans base solide, nourrie à crédit, sous perfusion de consommation et de transferts de la diaspora. La réalité ? Une économie qui stagne, un Etat qui improvise, et un avenir qui s'assombrit. Les prévisions du FMI et de la Banque mondiale ont toutes été revues à la baisse. À force de naviguer à vue, le pouvoir en place se contente de slogans là où il faudrait des réformes.
Crédit en berne : quand même l'endettement devient un luxe Troisième clignotant rouge : la décélération du crédit bancaire non professionnel. Si les encours augmentent nominalement, le rythme de progression chute fortement. En 2023, les crédits avaient progressé de 851 millions de dinars. En 2024, ce chiffre tombe à 569 millions. Le signal est clair : les ménages empruntent moins, non par prudence, mais par nécessité. L'inflation et les taux d'intérêt élevés rendent l'endettement inaccessible à une large frange de la population. Les crédits à la consommation sont en net ralentissement. Les crédits automobiles régressent. Les crédits immobiliers stagnent. Même les mesures de soutien (comme la réduction de la TVA sur les logements) ne produisent aucun effet. La consommation est à l'arrêt. L'immobilier patine. Et les banques, elles aussi, ferment les vannes. La défiance est partagée : entre citoyens qui ne peuvent plus emprunter, et institutions financières qui ne veulent plus prêter.
Une politique économique qui frôle le sabotage La combinaison de ces trois indicateurs raconte une seule et même histoire : celle d'un pays qui décroche. Le cash explose car le système bancaire ne rassure plus. La croissance fléchit car les fondamentaux économiques sont sapés. Le crédit ralentit car le pouvoir d'achat est laminé. Et pendant ce temps, l'Etat persiste dans ses "réformes" absurdes : une loi sur les chèques qui bloque les circuits financiers, une loi contre la sous-traitance qui menace l'emploi, et une stratégie économique réduite à des annonces idéologiques. L'économie n'est pas un terrain d'expérimentation populiste. On ne décrète pas le développement comme on interdit un ticket-restaurant. À force de confondre gouvernance et morale, la présidence mène le pays vers une panne sèche. Une panne monétaire, une panne industrielle, une panne de confiance. Si rien ne change, le régime ne pourra pas dire qu'il n'a pas vu venir l'alerte. Elle clignote déjà partout.
Un tableau alarmant Pris isolément, les trois indicateurs analysés – explosion du cash, effondrement de la croissance, ralentissement du crédit – pourraient être interprétés comme les soubresauts d'une conjoncture difficile. Mais mis ensemble, ils dessinent un tableau d'ensemble cohérent et alarmant : celui d'une économie en déconnexion avec ses leviers de croissance, son système financier, et ses consommateurs. Premier constat : l'économie tunisienne se démonétise de l'intérieur. L'explosion du cash – 13 % de hausse en un an – est la manifestation tangible d'un retrait progressif de la confiance envers le système bancaire et institutionnel. Ce phénomène ne relève pas seulement de la nouvelle réglementation sur les chèques : il traduit un réflexe de protection des agents économiques face à une instabilité perçue comme chronique. Quand les entreprises et les particuliers préfèrent la liquidité au circuit formel, cela signifie que l'Etat n'est plus perçu comme un garant fiable des règles du jeu économique. Ce n'est plus de la défiance : c'est une désaffiliation. Deuxième constat : la croissance est devenue structurellement atone. À 1,6 %, le PIB progresse à un rythme largement insuffisant pour absorber le chômage, attirer l'investissement ou restaurer l'équilibre des comptes. Ce taux serait déjà problématique dans une économie stable ; il est dramatique dans un pays sous tension sociale, sans levier monétaire ni crédibilité budgétaire. L'illusion entretenue par les performances saisonnières de l'agriculture ou du tourisme ne doit pas masquer la réalité : l'économie tunisienne ne produit pas de valeur ajoutée durable. Elle importe plus qu'elle n'exporte, elle consomme plus qu'elle n'investit, et elle régresse dans les secteurs industriels et manufacturiers. Troisième constat : la transmission monétaire est rompue. Le crédit bancaire aux particuliers ralentit non pas parce que les banques manquent de liquidités, mais parce que les ménages n'ont plus la capacité de s'endetter. Pouvoir d'achat en berne, taux d'intérêt prohibitifs, fiscalité incertaine : la demande de crédit s'effondre parce que les fondamentaux économiques du consommateur sont minés. Cette situation est aggravée par le fait que l'Etat, au lieu d'alléger les contraintes, durcit l'environnement législatif et réglementaire, avec une succession de lois qui introduisent plus d'opacité, plus de contrôle, plus d'interdits, sans contrepartie en termes d'investissement public ou de vision industrielle.
La crise tunisienne n'est pas seulement économique. Elle est intellectuelle. Ce triptyque – fuite du cash, panne de croissance, chute du crédit – n'est pas une fatalité. Il n'est ni le fruit d'un choc extérieur, ni une conséquence inévitable d'un contexte mondial défavorable. C'est un produit local, 100 % tunisien, fabriqué par un pouvoir qui confond gouvernance et dogme, complexité économique et slogans simplistes. Dans un pays où la demande intérieure s'effrite, où les entreprises reculent, où la confiance disparaît, l'exécutif continue de prendre des mesures qui renforcent la défiance, au lieu de la corriger. Il ne répare pas : il verrouille. Il ne stabilise pas : il désorganise. Il ne stimule pas : il décourage. Car le mal est plus profond. La Tunisie ne souffre pas uniquement d'une crise économique, budgétaire ou financière. Elle traverse une crise de rationalité économique. L'Etat agit désormais à rebours de tous les principes de cohérence : il bride la souplesse du marché du travail, criminalise l'initiative, étouffe l'investissement, et prétend restaurer l'ordre économique par le biais de lois punitives, rédigées dans l'urgence, sans concertation, ni étude d'impact. La nouvelle réglementation sur les chèques a désarticulé les flux financiers. La loi sur la fin des CDD menace l'équilibre de secteurs entiers. Les incertitudes fiscales freinent l'investissement local comme étranger. Et pendant ce temps, l'exécutif persiste à croire que la morale peut remplacer la stratégie. Qu'il suffit d'ordonner pour que les équilibres se rétablissent. Qu'un décret peut remplacer un climat de confiance. Mais on ne dirige pas une économie comme on dirige un comité de soutien. Le capital fuit l'instabilité. Le crédit fuit l'irrationnel. Et les citoyens fuient les institutions qui les fragilisent. Aujourd'hui, les trois grands flux économiques – monnaie, production, crédit – sont tous grippés. Et ce n'est pas parce qu'ils manquent de carburant. C'est parce que les règles du jeu ont été brouillées par une idéologie punitive et une incompétence revendiquée. Ce qui se joue en Tunisie n'est donc plus un simple ajustement technique. C'est un affrontement entre deux visions du monde : celle d'une économie ouverte, lisible, investissable, construite sur la confiance et l'incitation. Et celle d'un pouvoir qui pense pouvoir la soumettre à coups d'interdits, d'humiliations et de formules creuses. Si rien ne change, le pays ne tombera pas d'un coup. Il s'éteindra à petit feu. Et ce ne sont pas les discours souverainistes qui éteindront l'incendie, mais le retour à la lucidité, à la prévisibilité et à la compétence. Ce retour, seul un sursaut politique peut l'amorcer. Encore faut-il que quelqu'un veuille vraiment comprendre ce qu'il se passe.