La nouvelle loi sur les chèques entre en application dans un mois et les Tunisiens ne sont pas prêts, ni les banques, ni les commerçants et encore moins les consommateurs. Si le législateur ne reporte pas l'entrée en vigueur de cette loi, l'économie risque de faire face à une véritable catastrophe, comme le craignent plusieurs experts. La Tunisie se prépare à un grand bouleversement dans ses habitudes de paiement. À partir du 1er février 2025, une nouvelle loi modifiant le Code de commerce entrera en vigueur, imposant aux banques et aux utilisateurs de chèques un cadre inédit. Officiellement, cette réforme a pour ambition de moderniser l'usage du chèque, d'alléger les sanctions pénales pour les petits montants et de sécuriser les transactions via une plateforme numérique. Concrètement, cependant, elle suscite déjà des inquiétudes chez les commerçants, les clients et les banques, qui redoutent un choc majeur dans une économie fortement dépendante de la consommation intérieure.
Un cadre légal en pleine mutation La nouveauté la plus marquante concerne la dépénalisation partielle des chèques sans provision : au-dessous de 5.000 dinars, l'émetteur ne risque plus la prison, sauf en cas de fraude manifeste. Au-delà de ce seuil, des poursuites judiciaires demeurent possibles, mais uniquement sur plainte du bénéficiaire. Un autre point clé est l'instauration d'un délai légal de sept jours ouvrables, durant lequel l'émetteur peut régulariser sa situation avant que la banque ne soit obligée de payer le bénéficiaire à sa place. Pour renforcer la fiabilité des paiements, la loi impose par ailleurs un nouveau format de chèque. Chaque formule comportera désormais un plafond global par feuille (limité à 30.000 dinars) et une durée de validité de six mois. Un QR code sera ajouté, permettant d'accéder à une plateforme numérique gérée par la Banque centrale de Tunisie. Via ce système, le bénéficiaire pourra s'assurer de la provision disponible et même la réserver sur-le-champ.
Des commerçants pris de court Les premiers retours du terrain laissent entrevoir une situation complexe. Plusieurs commerçants, habitués à accepter des chèques antidatés pour faciliter les achats échelonnés, commencent à refuser ces modes de paiement, craignant de ne pas être couverts. Dans les secteurs de l'habillement, de l'équipement électroménager ou encore de l'ameublement, on s'inquiète de voir la clientèle se réduire, tant la pratique des chèques postdatés était entrée dans les mœurs. Neïla Driss, influenceuse et collaboratrice de presse, rapporte ainsi le témoignage d'une commerçante qui s'interroge sur la fin de ces usages : « Comment allons-nous faire alors ? À qui allons-nous vendre ? Quelle cliente pourra m'acheter une robe à 400 ou 300 dinars au comptant ? La plupart de mes clientes payent sur 2/3 mois, sinon elles ne peuvent pas. À qui vais-je vendre ? Combien sont celles qui peuvent dépenser 400 dinars d'un coup ? » Cette inquiétude va bien au-delà du secteur de l'habillement. Comme le souligne Neïla Driss, il y a aussi la question des fournitures scolaires, des chaussures pour les enfants, du trousseau d'une mariée ou de la préparation d'un bébé. Dans un contexte de pouvoir d'achat limité, le chèque antidaté était devenu un palliatif souvent préféré aux crédits bancaires, plus contraignants et coûteux.
Des clients démunis face à la fin du chèque antidaté Au cœur de la réforme, on retrouve l'idée de limiter l'emprisonnement à des cas jugés plus sérieux que le simple « petit » chèque sans provision. Mais cette évolution bouleverse un fonctionnement parallèle grâce auquel les particuliers pouvaient s'offrir des biens sur plusieurs mensualités sans passer par un prêt formel. Les traites existent, certes, mais elles sont jugées peu efficaces sur le plan juridique. Comme l'explique encore Neïla Driss, « en pratique, une traite c'est juste un papier, une reconnaissance de dette ». Faire valoir ses droits en cas d'impayés devient un parcours long et coûteux, décourageant de nombreux commerçants. Sans la pression de l'éventuelle sanction pénale pour les montants modérés, beaucoup redoutent une multiplication des chèques « en bois » et des clients incapables de payer. Par conséquent, certains magasins ont opté pour un refus total des chèques, quitte à perdre des ventes. D'autres restreignent sévèrement l'octroi de facilités, ce qui pénalise directement la consommation, principal levier de la croissance nationale.
Le cri d'alarme de Ridha Chkoundali D'après le professeur universitaire en sciences économiques, Ridha Chkoundali, cette situation pourrait rapidement se transformer en un désastre économique : « Je l'ai dit et je le redis : la nouvelle loi sur les chèques sera une catastrophe, anéantissant les maigres acquis de croissance économique réalisés en Tunisie depuis la révolution, principalement grâce à la consommation des ménages. Toutes les familles tunisiennes utilisent les chèques pour faciliter les paiements échelonnés, car le pouvoir d'achat des citoyens est si faible qu'ils ne peuvent pas régler les montants en une seule fois. Le commerce sera le premier secteur touché ; or, si le commerce s'arrête, tous les autres secteurs s'effondreront. » Il redoute une chute massive de la consommation intérieure, alors même que l'économie peine à se diversifier par l'exportation. Selon lui, la crise risque de s'amplifier si les ménages, privés de la flexibilité du chèque antidaté, reportent leurs achats ou cessent carrément de consommer.
Les banques sur la sellette La nouvelle législation place également les banques au centre du dispositif. Elles sont maintenant tenues de payer le montant d'un chèque d'une valeur inférieure ou égale à 5.000 dinars si, après le délai légal de sept jours, le client ne régularise pas sa provision. Autrement dit, elles endossent la responsabilité financière en cas de défaillance. Pour se protéger de ce surcroît de risques, les établissements bancaires ont entrepris un profilage plus pointu de leurs clients, limitant l'octroi de carnets de chèques. Plusieurs citoyens signalent des refus implicites de leur banque, qui invoque désormais des critères de solvabilité stricts ou des analyses approfondies des mouvements de compte. Les délais d'obtention d'un carnet s'allongent, tandis qu'un flou persiste autour du moment où les nouveaux formats de chèques, munis de leur QR code, seront disponibles en quantité suffisante. Or, l'absence d'alternative simple pour échelonner les paiements menace de paralyser le commerce, surtout dans des secteurs où le recours au crédit traditionnel n'est pas systématique.
L'avertissement de Slah Kanoun Slah Kanoun, banquier chevronné et ancien dirigeant dans plusieurs grandes institutions, alerte sur les difficultés techniques à mettre en place la plateforme numérique voulue par la Banque centrale : « Il est donc urgent de prolonger le délai d'au moins trois mois pour que les anciens et les nouveaux formats coexistent afin que le nouveau système puisse être lancé dans les meilleures conditions, sans nuire au flux des transactions commerciales et sans entrer (…) dans une période de récession qui pourrait nuire à l'économie du pays. » Selon lui, imprimer les nouveaux chéquiers, tester la plateforme et s'assurer de son efficacité exigerait plus de temps que ce que prévoit le calendrier actuel. Il redoute que cette mise en place précipitée affecte la fluidité des échanges et, in fine, plonge le pays dans un ralentissement économique.
Un système de chèque en mutation En théorie, la plateforme numérique doit apporter un véritable progrès : vérification immédiate de la provision, accès en temps réel à l'état du compte, possibilité de réserve de la somme. Chaque chèque sera ainsi traçable et plus sécurisé qu'auparavant. Pour les acteurs qui opèrent dans la légalité, ce dispositif pourrait se révéler protecteur et favoriser une meilleure transparence. Mais la réussite de ce système dépend de sa faisabilité technique et de l'adhésion de l'ensemble des banques. Un délai de transition trop court, comme le souligne Slah Kanoun, risque de créer un décalage entre la promesse de modernisation et la réalité, laissant de côté des commerçants et des clients qui n'auront pas eu le temps de s'adapter. De plus, la loi n'oblige pas à adopter massivement les paiements électroniques ou par carte bancaire, ce qui aurait pu constituer un pas supplémentaire vers la digitalisation de l'économie. Par ailleurs, et dans des témoignages en off à Business News, plusieurs experts nous disent qu'il est quasiment impossible que la plateforme en question soit prête dans les délais. « Elle est trop complexe et doit faire face à plusieurs défis logistiques, techniques, de sécurité et de confidentialité. Quand bien même ils annonceront sa disponibilité dans les délais, ce sera du rafistolage avec plein de failles et de bugs », nous dit un grand expert bancaire qui subit plusieurs pressions ces derniers temps, ce qui l'oblige à se cacher derrière l'anonymat.
Des ajustements encore nécessaires Pour tempérer les difficultés de mise en œuvre, la réforme prévoit quelques dispositions sociales. Les banques doivent, par exemple, consacrer une part de leurs bénéfices à des lignes de financement à taux réduit, destinées aux particuliers et aux petites entreprises en difficulté. Elles sont également tenues, dans certains cas, de réviser le taux d'intérêt pour des crédits de longue durée si l'emprunteur en fait la demande. Ces mesures, bien que louables, restent conditionnées à la bonne volonté des établissements financiers et à leur capacité à équilibrer leurs risques. Le spectre d'un ralentissement économique général est d'autant plus préoccupant que, comme le rappelle Ridha Chkoundali, la Tunisie s'appuie principalement sur la consommation intérieure pour maintenir un semblant de croissance. Si la réforme perturbe de manière durable le système d'échelonnement des paiements, de nombreux ménages, déjà vulnérables, pourraient différer leurs achats ou s'en dispenser. Cette baisse de la demande, ajoutée à la défiance des commerçants envers les chèques, entraînerait un manque à gagner pour les entreprises et pourrait, selon certains scénarios, déboucher sur une récession.
Quelle issue pour la réforme ? La date reste inchangée pour l'instant : le 1er février 2025 marquera officiellement l'entrée en vigueur de la nouvelle loi et la fin annoncée de l'ancienne pratique des chèques antidatés, tels qu'on les connaissait. Les appels à un report, comme celui de Slah Kanoun, se multiplient, évoquant la nécessité d'une période d'essai, le temps de s'assurer que la plateforme soit opérationnelle et que les usagers soient correctement formés. D'autres insistent sur l'importance d'une large sensibilisation, expliquant pas à pas les démarches à suivre pour le grand public et détaillant les recours possibles en cas de chèque impayé. En définitive, c'est une transformation profonde du paysage bancaire et commercial tunisien qui se dessine. Entre la volonté d'éviter l'incarcération pour de petits montants et la crainte d'une multiplication des chèques non provisionnés, la loi devra trouver un équilibre délicat. À court terme, elle pourrait désorganiser un système informel mais efficace, au point de menacer la consommation dans un pays où le pouvoir d'achat demeure limité. À plus long terme, si la réforme est accompagnée de solutions de financement plus souples et d'une plateforme numérique réellement fonctionnelle, elle pourrait constituer un pas vers une plus grande transparence et une modernisation salutaire. Reste à savoir si les autorités et les acteurs bancaires sauront gérer cette transition sans précipiter l'économie dans une nouvelle zone de turbulences. Au vu des mises en garde d'experts comme Ridha Chkoundali et Slah Kanoun, une période transitoire plus longue et un dispositif d'accompagnement mieux défini semblent nécessaires pour que la réforme produise ses effets bénéfiques sans briser l'élan vital de la consommation.