La loi adoptée dans la nuit du 20 au 21 mai 2025 devait protéger les travailleurs précaires. Elle commence par créer du chômage. Secteurs bloqués, vagues de licenciements, gel des recrutements : les premières conséquences de la réforme sont catastrophiques. Imposée sans concertation, cette réforme menace l'équilibre même du tissu entrepreneurial tunisien. La réforme du Code du travail, votée à la hâte par 121 députés sans une seule voix contre dans la nuit du mardi 20 au mercredi 21 mai 2025, impose désormais une logique implacable : fin des CDD sauf exceptions rarissimes, interdiction de la sous-traitance de main-d'œuvre, et rétroactivité des titularisations. En clair, les entreprises n'ont plus le droit à l'erreur ni à la souplesse. Si certains secteurs saisonniers comme l'agriculture ou le tourisme sont vaguement pris en compte, le texte ignore totalement des pans entiers de l'économie tunisienne, notamment l'industrie (automobile, textile), dont les effectifs varient fortement en fonction des commandes internationales. Aucune disposition ne prévoit de régime d'exception pour ces réalités-là. Pire : la responsabilité des employeurs est élargie à l'extrême, y compris pour les fautes commises par leurs sous-traitants, transformant chaque contrat en potentielle bombe juridique.
Licenciements massifs dans le tourisme, l'industrie et les chancelleries À Sousse, Djerba, Médenine et Nabeul, les chiffres donnent le vertige. Selon Mohamed Baraketi, secrétaire général adjoint de la Fédération du tourisme, plus de 1.200 licenciements ont déjà eu lieu dans les établissements hôteliers, parfois avant même l'adoption officielle du texte. Les employeurs ont anticipé, sans attendre : « Ils se débarrassent de leurs CDD avant qu'ils ne deviennent indéboulonnables », explique M. Baraketi. Une purge sociale dictée par une logique de survie, dans un secteur déjà sinistré. Même son de cloche chez les grandes entreprises industrielles et les représentations diplomatiques, qui gèlent ou annulent leurs recrutements faute de clarté juridique ou de budget pour titulariser leurs intérimaires.
Des experts unanimes : une bombe à retardement juridique Slim Rekik, expert en droit social, prévient : « Cette loi va créer une explosion du contentieux dans les deux prochaines années. Les DRH ne savent plus comment gérer leurs contrats. » Pour Houssem Bounneni, vice-président de l'Ordre des experts-comptables, la situation est tout aussi inquiétante : « On interdit même l'externalisation de services qui touchaient de près l'activité principale. Ce genre de montage est désormais proscrit, et les entreprises perdent en compétitivité. » Badreddine Smaoui, expert en protection sociale, ajoute que l'absence de décrets d'application ouvre la porte à des interprétations hasardeuses, notamment sur la notion d'activité saisonnière ou sur la qualification des agents de nettoyage et de sécurité.
Kaïs Saïed hausse le ton… contre les entreprises Alors que les entreprises cherchent un cadre, des clarifications, un délai ou même un dialogue, le président de la République répond par l'injonction idéologique. Lors de sa réunion avec la cheffe du gouvernement le 28 mai, Kaïs Saïed a dénoncé ceux qui « courent après les privilèges » et menacé de les remplacer par une jeunesse plus patriote. Il a ordonné l'application stricte de la loi contre toute personne "maltraitant les travailleurs", une formule floue qui pourrait viser tout employeur réticent à titulariser. « Justice et dignité passent par de nouvelles législations et une révolution administrative », a martelé le président, comme s'il s'agissait d'un combat d'honneur, ignorant le choc que traverse le tissu économique.
Une réforme imposée sans étude d'impact : une hérésie institutionnelle Le plus grave dans cette réforme n'est pas seulement son contenu, mais sa méthode. La nouvelle mouture du Code du travail a été rédigée en vase clos, votée dans la précipitation, et imposée sans la moindre concertation avec les principaux concernés : les chefs d'entreprise, les syndicats, les fédérations sectorielles, les chambres professionnelles, les experts du terrain. Aucun pays au monde, digne de ce nom, ne légifère de cette manière, surtout sur un texte aussi structurant que le Code du travail. Dans toute démocratie économique moderne, l'adoption d'une loi sociale ou économique passe par deux étapes incontournables : L'audition des acteurs du secteur, afin de cerner les enjeux, les cas particuliers, les contraintes techniques et budgétaires et la réalisation d'une étude d'impact, document-clé qui évalue concrètement les effets potentiels de la loi sur l'emploi, les coûts pour les entreprises, les risques de contentieux, et la faisabilité administrative. Or ici, rien de tout cela n'a été fait. Aucun chiffre, aucune simulation, aucune modélisation, aucune analyse comparative. Résultat : une loi peut-être bien intentionnée, mais totalement déconnectée des réalités du marché. Le marché de l'emploi obéit à des contraintes précises : la variation des commandes, la saisonnalité, la gestion de la masse salariale, la flexibilité contractuelle, etc. Légiférer sans intégrer ces contraintes revient à poser une bombe à retardement sous le tissu productif. Une réforme sérieuse n'impose pas des obligations idéales : elle cherche à réguler ce qui est possible, pas à exiger ce qui est souhaitable. En négligeant cette vérité élémentaire, le pouvoir a choisi le symbole au détriment du réalisme, l'injonction morale à la place de la régulation pragmatique. Et le résultat ne s'est pas fait attendre : licenciements, blocage des embauches, panique juridique. Tout cela aurait pu — et dû — être anticipé avec une simple étude d'impact et consultations des intervenants (experts, syndicat, patronat). Encore aurait-il fallu écouter, et non décréter.
Une économie paralysée par l'idéologie En l'absence de concertation préalable et de cadre d'application progressif, la mise en œuvre du nouveau Code du travail suscite aujourd'hui plus d'interrogations que de certitudes. Sur le terrain, des entreprises gèlent leurs recrutements, d'autres déclenchent des vagues de licenciements, non pas par rejet des principes de la réforme, mais par crainte de l'insécurité juridique et du surcoût structurel que celle-ci implique. Le climat est marqué par une forme de prudence généralisée, notamment dans les secteurs à main-d'œuvre variable ou à forte saisonnalité. Cette situation révèle un décalage croissant entre la logique économique dans laquelle évoluent les entreprises et la logique institutionnelle dans laquelle s'inscrit l'Etat. Là où les premières doivent composer avec des contraintes d'agilité, de compétitivité, et de marge de manœuvre budgétaire, la réforme part d'un postulat inverse : celui d'une stabilité à garantir à tout prix, y compris par la contrainte. L'absence de mécanismes transitoires, d'accompagnement technique ou d'aménagement sectoriel accentue ce déséquilibre. Les professionnels n'ont à ce jour ni visibilité sur les décrets d'application, ni calendrier de mise en conformité précis. Les structures d'inspection, elles-mêmes, peinent à trancher certains cas concrets. Ce flou pèse sur le climat des affaires. Plusieurs entreprises étrangères reconsidèrent actuellement leurs plans d'expansion en Tunisie, en raison de l'incertitude juridique. D'autres, installées de longue date, reportent certaines décisions d'investissement. Le secteur privé, au lieu d'être associé à l'effort de régulation, se sent aujourd'hui contraint, voire marginalisé. Reste une évidence : toute réforme du marché du travail doit composer avec les réalités économiques qu'elle entend encadrer. La stabilité de l'emploi, comme la protection du salarié, ne peuvent produire leurs effets que si elles s'inscrivent dans un environnement propice à la création d'emplois durables, et non dans un contexte d'injonctions mal maîtrisées.