La société publique El Fouladh a publié en juin 2025 ses états financiers relatifs à l'exercice 2023. Les chiffres sont alarmants : un résultat net négatif de 42,8 millions de dinars, une chute du chiffre d'affaires de 18 %, une trésorerie déficitaire et une dette sociale qui s'accumule depuis plus de onze ans. Cette publication tardive, couplée à des indicateurs dégradés, relance le débat sur la gouvernance et la viabilité des entreprises publiques. El Fouladh a publié ses états financiers 2023 en juin 2025, soit plus d'un an et demi après la clôture de l'exercice concerné. Ce retard important contraste fortement avec la majorité des entreprises tunisiennes (notamment cotées), qui ont déjà publié leurs comptes 2024. L'écart pose question : il témoigne d'un fonctionnement administratif figé, en décalage avec les standards de transparence attendus, même pour une société non cotée. Le chiffre d'affaires 2023 s'établit à 145 millions de dinars, contre 176 millions en 2022. Cela représente un recul de 18 %, une baisse expliquée par la diminution du prix du fer à béton (–14 % en novembre 2023), la faiblesse de la demande, et la baisse marquée des ventes d'armatures et de fils tréfilés. Ce repli du volume d'activité a mécaniquement pesé sur les équilibres financiers de la société, dans un contexte où les charges fixes restent élevées.
Une perte nette multipliée par six Le résultat net enregistré au 31 décembre 2023 est une perte de 42,8 millions de dinars, contre une perte de 6,6 millions l'année précédente. En un an, le déficit a donc été multiplié par plus de six. Cette aggravation traduit l'impossibilité pour la société d'ajuster ses structures de coûts ou de compenser la contraction de son activité par des gains de productivité. L'entreprise poursuit sa trajectoire déficitaire sans qu'aucune amélioration durable ne se dessine. La trésorerie nette de l'entreprise est, pour sa part, négative de 20,1 millions de dinars à fin 2023. Cette situation, jugée « extrêmement difficile » dans le rapport, est le reflet d'une tension structurelle : endettement croissant, déséquilibre entre recettes et charges, retards de paiement accumulés. La société fonctionne sous tension, sans marge de manœuvre financière et avec un recours massif au rééchelonnement de ses dettes.
Des dettes hors de contrôle Au 31 décembre 2023, El Fouladh cumule plus de 146 millions de dinars de dettes vis-à-vis de ses fournisseurs, dont la Steg, Agil et plusieurs opérateurs publics. Certains montants ont été rééchelonnés à l'horizon 2025, voire jusqu'en 2029. Cette dépendance à des accords exceptionnels illustre la perte de capacité d'auto-financement de l'entreprise, qui reporte sans cesse ses obligations sans les réduire significativement. La société n'a pas versé de cotisations sociales à la CNSS depuis le quatrième trimestre 2013. Le montant dû s'élève à 56,9 millions de dinars, auxquels s'ajoutent 76 millions de pénalités de retard. Ces sommes n'ont toujours pas été régularisées, malgré les alertes répétées et malgré l'amnistie décidée par le gouvernement en 2024 et 2025. La situation est gelée depuis plus d'une décennie, sans intervention du gouvernement ni perspective de remboursement crédible.
Une entreprise sous perfusion étatique Le président-directeur général de la société perçoit un salaire brut mensuel de 6419 dinars, soit 3500 dinars nets approximativement. Ce montant peut sembler faible au regard de la taille de l'entreprise, de ses difficultés financières et des volumes financiers en jeu. Il contraste surtout avec la masse salariale globale, qui s'élève à 41 millions de dinars. Ce décalage soulève la question de l'efficacité de la gouvernance et de la nature du pilotage stratégique de l'entreprise. El Fouladh survit grâce à l'appui de l'Etat. Les crédits bancaires accordés à la société sont garantis par l'Etat tunisien à hauteur de 155 millions de dinars. Ces garanties concernent principalement la STB, la BH et la BNA. Un programme de restructuration industrielle a été lancé, mais il reste suspendu à un éventuel financement extérieur, notamment de la Banque islamique de développement. En l'absence de solution concrète, l'entreprise continue à fonctionner à perte, sous perfusion.
Des doutes sur la pérennité de l'exploitation Dans leur rapport 2023 daté de juin 2025, les commissaires aux comptes Khaled Thabet et Abderrazak Souiî ont émis des réserves sur la capacité d'El Fouladh à poursuivre son exploitation. Ils soulignent une situation marquée par des pertes significatives, une trésorerie déficitaire, un endettement élevé et des passifs non réglés, notamment vis-à-vis des fournisseurs et de la CNSS. Ces éléments, écrivent-ils, « jettent un doute significatif sur la capacité de la société à poursuivre son activité sans une restructuration financière et opérationnelle en profondeur ». Mais au-delà des constats généraux, le rapport fait état de nombreuses anomalies comptables. Dans plusieurs tableaux annexes, les commissaires recensent des dizaines d'écritures non justifiées, en particulier dans les comptes fournisseurs, clients et divers comptes d'attente. Certains soldes apparaissent depuis plusieurs exercices sans régularisation, ni documentation probante, malgré les remarques formulées lors des précédents audits. Parmi les observations les plus préoccupantes figurent : des écritures d'ajustement non expliquées ; des écarts inexpliqués dans les stocks et les immobilisations ; et des opérations de régularisation comptable sans pièce justificative, parfois sur des montants sensibles. Le rapport mentionne également que certaines conventions de rééchelonnement de dettes n'ont pas été signées ou sont incomplètes au moment de l'arrêté des comptes, ce qui crée une incertitude juridique sur la validité des engagements financiers. Enfin, les commissaires aux comptes constatent que les états financiers ont été arrêtés « dans un contexte de forte dépendance à l'égard des garanties de l'Etat », sans plan structuré de redressement approuvé ni mesures d'assainissement effectives déjà engagées. Ces réserves, formulées avec prudence, dépeignent en réalité une situation critique, où la survie de l'entreprise dépend moins de son activité que de l'inertie de l'Etat. La mention même de la continuité d'exploitation devient ici un acte de foi plus qu'une conclusion comptable.
Une visite présidentielle pour réaffirmer le refus de toute cession Dans ce contexte déjà critique, la visite inopinée du président de la République à El Fouladh, le 26 décembre 2023, a donné lieu à un discours résolument hostile à toute idée de cession. Kaïs Saïed a rejeté fermement les scénarios de privatisation évoqués depuis 2002, dénonçant les « tentatives entreprises pour la céder à des parties étrangères » et les pressions exercées, selon lui, durant « la décennie noire ». Evoquant une entreprise « poussée vers la faillite », il a attribué l'essentiel de sa dérive à des manœuvres de déstabilisation et à la corruption de certains réseaux agissant dans l'ombre du secteur de la ferraille. Le chef de l'Etat a affirmé que cette filière serait prochainement réorganisée pour que « toute la ferraille de l'Etat revienne à El Fouladh », en vertu d'un texte de loi annoncé. Dans un ton offensif, il a opposé la « préservation des entreprises publiques » aux appels à la réforme portés, selon lui, par des acteurs politiques déconnectés, dont les plans seraient dictés par « des cercles étrangers ». Malgré la gravité de la situation financière, la position présidentielle ne laisse place à aucune réorientation stratégique, sinon un recentrage sur le contrôle étatique. Plus d'un an et demi après ses propos, il n'y a eu rien de concret pour sauver la société sidérurgique.
Une nouvelle illustration des impasses du secteur public Le cas El Fouladh ne relève pas de l'anomalie isolée, mais bien d'un mode de gestion devenu récurrent au sein de nombreuses entreprises publiques. Retard de publication des comptes, pertes chroniques, dettes sociales accumulées, fournisseurs impayés, absence de perspectives industrielles claires, dépendance aux garanties de l'Etat : tous les symptômes d'une dérive structurelle sont présents. La société fonctionne depuis des années sans plan stratégique lisible, sans restructuration effective, et sans aucun pilotage financier digne de ce nom. La seule réponse institutionnelle reste d'ordre politique : réaffirmer le caractère « national » de l'entreprise et rejeter toute réforme structurelle sous prétexte de souveraineté. Mais derrière les slogans, les déficits se creusent, les créanciers patientent, les actifs se dégradent, et les salariés s'inquiètent. Ce décalage entre la gravité des indicateurs et l'absence de décisions engageantes résume l'impasse actuelle. El Fouladh n'est qu'un exemple parmi d'autres. Mais il incarne avec clarté ce que devient une entreprise publique laissée à elle-même, instrumentalisée, sous-financée, maintenue sous perfusion politique, et perpétuellement promise à un redressement qui ne vient jamais.
Une issue que la Tunisie continue de repousser El Fouladh n'est ni la seule, ni la pire. Des dizaines d'entreprises publiques tunisiennes affichent année après année des pertes abyssales, une gouvernance défaillante, des retards comptables, et une dépendance systémique à l'argent public. Ce phénomène n'est d'ailleurs pas propre à la Tunisie. Partout dans le monde, les entreprises publiques en difficulté ont été, pour beaucoup, privatisées. Ce choix, dicté par le réalisme économique, a permis à de nombreux groupes de retrouver équilibre, transparence et rentabilité. L'époque où l'Etat gérait des usines, vendait du ciment, produisait de l'acier et des cigarettes ou transportait des passagers en avion ou en train est révolue. Dans les secteurs ouverts à la concurrence, les logiques de service public ne suffisent plus à masquer les inefficiences, ni à justifier les pertes chroniques. C'est une évidence économique que la Tunisie continue de refuser, et que le président de la République rejette avec constance. Kaïs Saïed, fidèle à sa lecture souverainiste et soupçonneuse, voit dans chaque projet de privatisation une tentative de pillage par des puissances étrangères. Pour lui, si les entreprises publiques s'effondrent, c'est parce qu'elles ont été sabotées de l'intérieur, appauvries à dessein pour être revendues à vil prix. Cette vision conspirationniste du capitalisme, qui confond souveraineté et autarcie, empêche toute réforme sérieuse et pérennise des modèles à bout de souffle. À cette dérive idéologique s'ajoute une absurdité structurelle : la grille salariale du secteur public. Comment peut-on sérieusement attendre d'un président-directeur général qu'il gère plusieurs centaines de millions de dinars, qu'il assume la responsabilité juridique, sociale et industrielle d'une entreprise nationale, tout en le rémunérant 3.000 dinars par mois ? À ce niveau, ce n'est plus une contradiction, c'est une impasse. L'heure n'est plus aux proclamations symboliques sur la souveraineté industrielle. Elle est à la réforme. Et cette réforme passe nécessairement par des cessions, partielles ou totales, d'actifs publics qui n'ont plus vocation à être gérés par l'Etat. Le secteur privé n'est pas un ennemi, mais une solution. C'est lui qui crée de la valeur, qui introduit de la rigueur, et qui peut redonner à ces entreprises une raison d'exister économiquement. La Tunisie n'a plus le luxe d'attendre.