Il y a des déclarations qui devraient être vendues en pharmacie, tant elles provoquent un fou rire, presque thérapeutique en ces temps maussades. Tenez, celle d'Abderazak Khallouli, avocat et apôtre du 25-Juillet, affirmant – sans frémir – que « la Tunisie n'a jamais connu, durant toute son histoire, un climat de liberté d'expression aussi large que celui qu'elle connaît actuellement ». On pourrait croire à une parodie. Une mauvaise blague. Mais non. Le monsieur est sérieux. Très sérieux. Trop sérieux pour être honnête.
Liberté de l'expression couchée Il faut dire que depuis quelque temps, la liberté s'est redéfinie. Elle ne consiste plus à s'exprimer sans crainte, mais à louer le pouvoir sans retenue, à lécher consciencieusement les bottes d'un régime, tout en niant l'évidence. Dans ce domaine, oui, on peut lui reconnaître un certain génie. La liberté de la flagornerie est en effet à son zénith. Abderazak Khallouli a dû confondre la liberté d'expression avec celle de l'expression couchée. Pendant qu'il déblatère sur les plateaux, les geôles, elles, débordent. Mais selon lui, ceux qui dénoncent les atteintes aux libertés – journalistes, avocats, opposants – ne sont que des nostalgiques du pouvoir, mus par une haine irrationnelle de la vérité… ou plutôt de « sa » vérité. Une vérité alternative, hors-sol, où les indicateurs de liberté (qu'il est incapable de citer) font de la Tunisie une sorte de modèle universel, seulement dans la cervelle de cette caste qui ne recule devant rien pour maquiller la réalité au profit du pouvoir.
Quand la réalité cogne, même les prudents lèvent la tête Le contraste crève les yeux, y compris pour ceux qui, comme l'Ordre des avocats, s'étaient jusqu'ici planqués dans un silence prudent. L'Ordre – pourtant champion du camouflage autruchien – a fini par sortir un communiqué, certes tardif et tiède, mais dénonçant une justice instrumentalisée, des procès iniques, et des pratiques indignes d'un Etat de droit. Il était temps. Pendant qu'on tergiverse dans les salons feutrés de la Maison de l'Avocat, des dizaines de citoyennes et citoyens sont traînés devant les tribunaux pour une opinion, une blague, un post Facebook. Si même les frileux sortent un peu la tête du sable, c'est que la situation est devenue irrespirable. Rien que durant ces deux dernières semaines, c'est une avalanche de faits qui témoignent du degré de liberté atteint. Sonia Dahmani a été condamnée à deux ans de prison, et ce deux fois pour les mêmes faits, pour avoir dénoncé le discours raciste ambiant. Avant elle, ce sont Moncef Marzouki, Imed Daïmi et Abderrazak Kilani qui ont écopé, dans un silence assourdissant, de 22 ans de prison chacun, pour des déclarations publiques qualifiées de terrorisme. Et pendant que certains sont jugés en visioconférence, Sherifa Riahi, elle, ne peut même pas voir ses enfants, malgré les décisions de justice. L'administration pénitentiaire refuse tout simplement d'appliquer le droit. Elyes Chaouachi, fils de l'opposant emprisonné Ghazi Chaouachi, fait l'objet de trois plaintes pour terrorisme, pendant que des nervis viennent le brutaliser à Lyon. Les détenus du dit complot sont, eux, méthodiquement dispersés dans des prisons éloignées, dans des conditions indignes. Abir Moussi a été transférée de force, sans procédure et alors qu'elle devait être libérée. Khayem Turki en est réduit à espérer l'obscurité, tant la lumière reste allumée H24 dans sa cellule. Ahmed Souab, toujours en détention, notifié de la clôture de l'instruction et du renvoi de son dossier devant la chambre d'accusation, pour terrorisme… Voilà le tableau. Et pendant que l'arbitraire se systématise, certains trouvent encore le moyen de proclamer, le plus sérieusement du monde, que nous n'avons jamais été aussi libres.
Post-vérité, mode d'emploi Pour Khallouli, tout va bien. Les journalistes qui osent encore s'exprimer : des manipulateurs. Le SNJT : une annexe de l'opposition. Les ONG, facile : des conspirateurs à la solde de l'Occident. Et pourquoi pas les familles des détenus aussi, pendant qu'on y est ? Cette capacité à réécrire la réalité en direct est fascinante. Entre contre-vérités et faits alternatifs, la Tunisie est bel et bien entrée dans l'ère de la post-vérité. Une ère où les réalités parallèles supplantent les faits les plus têtus. À ce stade, il ne s'agit plus de mentir pour couvrir un abus. Il s'agit de nier jusqu'à l'existence de l'abus, d'accuser ceux qui le dénoncent d'être les véritables fauteurs de trouble, de transformer les victimes en coupables et les bourreaux en héros de la liberté. Dans cette Tunisie post-vérité, on peut dire que la liberté prospère, pendant que les prisons se remplissent. On peut affirmer que les droits sont garantis, pendant qu'on piétine la présomption d'innocence, qu'on interdit les visites, qu'on bâillonne les avocats. Il suffit de le dire, et cela devient vrai — du moins pour les convaincus d'avance, les convertis du 25-Juillet. Le déni devient vertu patriotique. Un renversement total des repères.
Le plus cocasse dans cette tragicomédie, c'est que ces zélateurs zélés ne sont même pas récompensés par le régime qu'ils défendent. Ils crient dans le vide, à la gloire d'un pouvoir qui les tolère sans les respecter, les utilise sans les adouber. Le summum de la servitude volontaire que de devenir le haut-parleur d'un système qui, à tout moment, pourrait vous briser d'un revers de décret-loi 54. Que Khallouli se rassure, on est libres. Libres de se taire. Libres de s'auto-censurer. Libres de risquer d'être arrêtés pour un mot de travers. Libres de finir dans une cellule sans fenêtre, ou dans une audience sans avocat. Libres, finalement, de se souvenir que l'asservissement est un état d'esprit, et que certains y courent avec enthousiasme. Libres, aussi, de ne ressentir que du dédain pour cette caste.