Depuis 2023, le Congrès américain multiplie les initiatives à l'égard de la Tunisie. Résolutions symboliques, projets de loi conditionnant l'aide ou propositions de sanctions directes : l'évolution est nette et témoigne d'un durcissement progressif. Alors que certains Tunisiens dénoncent ou minimisent ces textes, et que le régime de Kaïs Saïed se tait totalement, une question centrale s'impose : que signifient réellement ces démarches et jusqu'où peuvent-elles aller ? Ce n'est pas la première fois que Washington s'intéresse de près à la Tunisie. Après l'enthousiasme suscité par le Printemps arabe et la transition démocratique amorcée en 2011, la Tunisie avait fini par s'imposer comme un exemple fragile mais réel de démocratie naissante dans le monde arabe. Cet acquis s'est progressivement effrité à partir du 25 juillet 2021, lorsque le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement, gouverné par décret, puis fait adopter une nouvelle Constitution renforçant son pouvoir personnel. Ces évolutions n'ont pas échappé aux observateurs américains. Au Congrès, démocrates et républicains, souvent divisés, ont trouvé un terrain d'entente : dénoncer la dérive tunisienne et, de manière croissante, chercher à la sanctionner.
2023 : les premiers signaux Tout commence au milieu de l'année 2023. Le 25 juillet, la Chambre des représentants adopte une résolution (H. RES. 613) rappelant le rôle historique de la Tunisie dans le Printemps arabe et saluant le courage du peuple tunisien. Mais derrière l'hommage, le texte sonne comme un avertissement : il condamne les atteintes aux libertés, la concentration du pouvoir entre les mains du président et la mise au pas des institutions. Un mois plus tôt, au Sénat, deux poids lourds de la commission des Affaires étrangères, Jim Risch et Bob Menendez, avaient présenté le Safeguarding Tunisian Democracy Act. Le ton est plus ferme : réduction de 25 % de l'aide américaine, y compris sécuritaire, tant que l'état d'urgence demeure, et création d'un fonds de 100 millions de dollars par an destiné à la société civile. L'argent ne devait être débloqué qu'à condition de progrès tangibles en matière démocratique : restauration du rôle du Parlement, indépendance de la justice, fin des procès militaires contre les civils. Ces deux initiatives montrent qu'en 2023 déjà, Washington ne se contentait plus de déclarations de principe. Le Congrès cherchait à utiliser l'arme de l'aide comme moyen de pression.
2025 : le temps des sanctions Deux ans plus tard, le ton s'est encore durci. Le 2 septembre 2025, Joe Wilson (républicain, Caroline du Sud) et Jason Crow (démocrate, Colorado) ont déposé à la Chambre des représentants le projet de loi H.R. 5101. Son intitulé est sans détour : « prévoir l'imposition de sanctions à l'égard de la Tunisie ». Le texte n'a pas encore été publié dans son intégralité, mais son existence suffit à marquer un tournant. Après l'avertissement symbolique et le conditionnement de l'aide, le Congrès envisage désormais le recours direct aux sanctions. Concrètement, cela pourrait se traduire par des gels d'avoirs de dirigeants du régime, des restrictions de visas ou encore la limitation de certains partenariats financiers. Pour la première fois, Washington met sur la table une arme dont l'impact serait immédiat sur l'économie et l'image du pays.
Réactions tunisiennes : entre rejet, relativisation et autocritique À Tunis, ces initiatives venues du Congrès américain n'ont pas tardé à susciter une pluie de commentaires. Mais loin de produire un front uni, elles ont révélé des sensibilités divergentes, oscillant entre indignation, minimisation et autocritique. Pour Hichem Ajbouni, dirigeant au parti Attayar, la position est sans détour : toute intervention extérieure est jugée « inacceptable et condamnable ». L'administration américaine, estime-t-il, n'a aucune légitimité pour donner des leçons de démocratie alors qu'elle porte sa part de responsabilité dans les drames de Gaza. Mais si M. Ajbouni rejette fermement l'ingérence, il n'élude pas les responsabilités internes. « La démocratie, dit-il, doit rester un combat national, qui passe par l'ouverture du pouvoir au dialogue et par la libération des prisonniers d'opinion. »
L'ancien ministre Faouzi Ben Abderrahman adopte un ton plus posé. Selon lui, ces projets de loi américains relèvent davantage d'une « tempête dans un verre d'eau » que d'une menace réelle, tant leurs chances d'aboutir sont faibles à Washington. Mais derrière cette relativisation, il interpelle ses compatriotes : « le vrai problème n'est pas aux Etats-Unis mais bien en Tunisie. Pourquoi avoir toléré le recul démocratique, accepté une Constitution rédigée par une seule personne, laissé s'installer la peur et l'extorsion politique ? » Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du mouvement Echaâb, se situe sur un autre registre. Pour lui, l'initiative américaine de 2023 s'explique avant tout par la position ferme de la Tunisie sur la cause palestinienne. Il y voit une manœuvre punitive et appelle Kaïs Saïed à consolider le front intérieur en ouvrant un dialogue avec les forces « authentiques ». Seule une cohésion nationale, selon lui, peut protéger le pays des tentatives d'ingérence étrangère. Plus acide, le journaliste Sofiène Ben Hamida dénonce dans sa chronique hebdomadaire sur Business News l'effervescence des élites tunisiennes face à « deux farfelus parlementaires américains ». Pour lui, cet émoi est révélateur d'un malaise profond : nos élites préfèrent s'indigner d'une initiative étrangère plutôt que d'affronter les vraies questions, celles du recul démocratique depuis 2021, de la mise au pas de la justice et de l'érosion des libertés. Enfin, le parti Al Joumhouri dénonce une atteinte flagrante à la souveraineté nationale. Mais son communiqué ajoute une nuance de taille : le principal responsable de cette vulnérabilité reste Kaïs Saïed lui-même. En isolant la Tunisie et en affaiblissant ses institutions, il l'a rendue plus exposée aux pressions internationales. Pour Al Joumhouri, la seule parade passe par un dialogue national, une réconciliation politique et un retour à la démocratie.
Le silence assourdissant des autorités À ce concert de réactions tunisiennes s'ajoute une absence qui intrigue : celle du régime lui-même. Contrairement à ses habitudes, le pouvoir n'a produit aucun communiqué, aucune déclaration officielle, aucun mot sur ces initiatives parlementaires américaines. Ce silence tranche avec les postures passées. On se souvient de Kaïs Saïed ironisant sur la Commission de Venise, assimilée dans une métaphore douteuse aux gondoles de la Sérénissime. Ou encore de ses sorties railleuses contre les agences de notation internationales, lorsqu'il avait qualifié leurs rapports d'« Ommek Sannefa », dans un humour de mauvais goût. À l'époque de l'ancien ministre des Affaires étrangères Nabil Ammar, les communiqués incendiaires pleuvaient pour des motifs bien plus futiles. Aujourd'hui, rien. Ni colère, ni sarcasme, ni justification. Le régime a choisi le silence, face au projet de sanctions comme face à la décision de Donald Trump d'imposer 25 % de droits de douane à la Tunisie. Est-ce un silence de mépris, signifiant que Tunis refuse de répondre à Washington ? Ou un silence de crainte, celui d'un pouvoir conscient de sa fragilité et préférant éviter l'escalade ? La question demeure entière.
Un avertissement à prendre au sérieux Quoi qu'en disent ses contempteurs, les initiatives américaines ne relèvent pas de la simple gesticulation. Elles s'inscrivent dans une séquence cohérente : en deux ans, Washington est passé de la résolution symbolique au conditionnement de l'aide, puis à la perspective de sanctions. Minimiser ces signaux ou les balayer d'un revers de main, comme le font certains, relève d'une dangereuse myopie. Les Etats-Unis ont montré ailleurs qu'ils pouvaient transformer des avertissements en mesures coercitives aux effets dévastateurs. Dans un contexte tunisien marqué par la crise économique, l'isolement diplomatique et la centralisation du pouvoir, une telle trajectoire serait lourde de conséquences. La Tunisie ne peut se permettre de faire l'autruche. Ignorer ces initiatives ou se contenter de les tourner en dérision serait une erreur stratégique. Washington a désormais posé ses jalons. Il reste à savoir si Tunis choisira de dialoguer, de défier, ou de subir.