Il y a près d'un mois que notre pays a pacifiquement renversé un tyran ; personne n'attendait évidemment que les trains arrivent à l'heure dès le lendemain. En personne sage, le citoyen tunisien a accepté pendant plusieurs jours de vivre un stress souvent insupportable lié à l'insécurité qui prévalait à travers tout le pays. Il prit son mal en patience quand il a fallu pendant des jours faire la queue pour un litre de lait ou quand il a dû faire comprendre chaque matin à ses enfants que les écoles étaient fermées. Ce bon Tunisien, du commerçant au médecin, a encore accepté de voir ses revenus baisser vertigineusement et son avenir professionnel menacé. La liberté a un prix et les sacrifices d'aujourd'hui nous apporteront le bien-être et la dignité demain ; équation simple que tout Tunisien a assimilé sans broncher jusqu'ici. Mais depuis quelques jours, je sens qu'il a du mal à comprendre. Comment se fait-il que la vie ait autant de mal à reprendre son cours ? Pourquoi la présence policière est encore si timide ? Pourquoi ces attroupements quotidiens devant tout ce qui ressemble à un ministère ou à un organisme public ? Pourquoi ces bandits armés continuent-ils à sévir à travers toute la République semant la terreur auprès des braves citoyens sans que les forces de l'ordre ne réagissent avec la détermination voulue ? Autant de questions qui restent sans réponses convaincantes. Les révolutionnaires en carton qui prolifèrent ces jours-ci ont beau nous dire qu'une révolution ressemble à une omelette et qu'on a besoin de casser beaucoup d'œufs, on aimerait bien que ça ne se transforme pas en bouillie immangeable. Jusqu'à quand va-t-on supporter que les revendications politiques et économiques de toutes sortes prennent en otage tout un pays ? On a voulu que Ben Ali dégage : c'est fait. On a voulu que les ministres de Ben Ali dégagent : c'est fait On a voulu que le RCD dégage : c'est fait. On a voulu que les nouveaux gouverneurs RCD dégagent c'est ( presque ) fait. Que veut-on de plus ? Que les examens dégagent et que les professeurs qui ne plaisent pas aux élèves dégagent ? Que les investisseurs étrangers dans notre pays dégagent aussi ? Que les touristes dégagent ? Les inconscients qui n'ont pas encore compris que la démocratie est un mode d'organisation de la Cité et non pas un concours de vociférations et d'invectives sont en train de nous conduire vers l'abîme. Comment réparer les dégâts qui seront occasionnés par la disparition de tout respect envers les institutions et ses représentants ? Quand on apostrophe de manière vulgaire un Premier ministre, quand on prend d'assaut les bureaux des ministres, quand on renvoie comme des malpropres des gouverneurs de leurs sièges, il ne faudra pas s'étonner que notre pays se transforme en Ring géant. Le citoyen tunisien est patient et sage ; il a su attendre des décennies que sa parole soit entendue mais il n'est sûrement pas prêt que des énergumènes viennent gâcher notre révolution pour en faire une pétaudière. Aujourd'hui, la majorité silencieuse commence sérieusement à en avoir ras-le-bol de ce désordre permanent et aspire à la tranquillité et au retour à une vie paisible et industrieuse. La responsabilité des politiques, des syndicalistes, et des médias dans cette phase cruciale est énorme : il leur incombe de faire taire leurs ambitions et leurs divisions afin que la vie normale reprenne son cours normal. Chaque heure, chaque jour compte, car l'ardoise financière du stand-by actuel se chiffre en milliards. En 1936, la France a connu un grand tournant politique; dès l'accession au pouvoir du Front Populaire sous la conduite de Léon Blum, des avancées sociales considérables furent promulguées : congés payés, réduction du temps de travail, … De manière inattendue, et en dépit de ces décisions sociales révolutionnaires, presque tout le pays se mit en grève. Il a fallu tout le courage et le patriotisme du patron du Parti communiste français de l'époque, Maurice Thorez, pour que le travail reprenne. Son fameux mot «il faut savoir terminer une grève» fut déterminant et sonna la fin du mouvement. En le plagiant un peu, j'ai très envie aujourd'hui de lancer «il faut savoir terminer les revendications». Taïeb Zahar est le directeur de la revue Réalités d'où a été tirée cette tribune, publiée dans le numéro du 10 février, avec l'aimable autorisation de l'auteur