Le jeu de la chasse aux sorcières, auquel tous prennent part depuis quelques mois au nom de la lutte contre la corruption et l'enrichissement illicite, certains par esprit de vengeance compréhensible, explicable mais primaire, d'autres par calculs politiciens et par surenchères pré-électorales, d'autres encore par mimétisme, n'est pas prêt de prendre fin à en croire les médias et les déclarations des différents acteurs politiques. Mais ce jeu a un prix : l'économie se grippe. L'investissement intérieur est au plus bas. Les gens ont peur pour leurs biens et préfèrent garder leur argent au chaud, sous le matelas. Entretemps, le taux de chômage continue de grimper, le mécontentement populaire aussi mettant en péril les acquis de la jeune révolution. Face à cette situation pas totalement catastrophique mais réellement préoccupante, n'est-il pas temps pour les politiques, ceux qui font partie du gouvernement comme ceux qui sont dans l'expectative, de prendre leur responsabilité et de dire aux Tunisiens qu'il est peut-être temps d'arrêter les frais, de ravaler sa haine et de tourner la page ? Sur le plan politique, on s'en est pourtant bien sorti. Au lendemain de la révolution, tous les Tunisiens étaient d'accord à penser que les barons du régime, les responsables du gouvernement et les membres de l'ancien parti au pouvoir, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique étaient condamnables pour tout le tort causé au pays. Mais on s'est vite ressaisi pour ne retenir et poursuivre en justice parmi toute cette frange de la population qui regroupe plus de deux millions de personnes, que ceux qui ont été directement impliqués dans la déviance démentielle du régime de Ben Ali. Aujourd'hui, seuls moins de cinquante anciens hauts responsables et barons de l'ancien régime sont écroués. Ce nombre est appelé à augmenter certes, mais sans dépasser selon toute vraisemblance les cent ou cent cinquante personnes. Même l'article 15 de la nouvelle loi électorale, qui avait pourtant été l'objet de fortes tractations entre le gouvernement et les partis politiques, il ne prévoit d'écarter de la candidature aux prochaines élections que les anciens membres du gouvernement, les hauts responsables de l'ancien RCD et ceux qui ont soutenu la candidature de Ben Ali pour les élections de 2014, les mounachidine. Au final, quelques milliers de personnes seulement ont été éliminées de la course politique, et pour une échéance unique qui concerne les élections du 23 octobre prochain, sans que personne ne semble en suffoquer. Ce réalisme politique prend exemple sur les expériences d'autres pays comme le Chili, l'Argentine ou l'Espagne, où la transition démocratique n'a pu aboutir qu'au prix d'un effort collectif grandiose de dépassement entrepris par l'ensemble des populations de ces pays, la devise retenue étant : nous pardonnons mais nous n'oublions pas. Sur le plan économique par contre, les choses grincent. On a l'impression qu'on veut récupérer le moindre sou spolié sous le régime de Ben Ali, récupérer tout l'argent et les biens mal acquis durant les deux dernières décennies. Au niveau des intentions, ceci est sûrement légitime et louable mais les objectifs surdimensionnés risquent de devenir des chimères qui n'engagent que ceux qui y croient. Durant plus de vingt ans, Ben Ali a installé avec son clan un système mafieux avec des ramifications tentaculaires qui a permis de quadriller tous les secteurs de l'économie. Chaque fois qu'il ya un sou à prendre, les Ben Ali, Trabelsi, Materi, Chiboub, Mabrouk, Zarrouk et qui d'autres encore, étaient là affamés et boulimiques. Tout y passait, des contrats publics aux terres domaniales, des entreprises publiques au petit commerce. Même les plus avertis des observateurs ont été choqués par l'ampleur de la kleptocratie de Ben Ali et de son clan. Selon des estimations gouvernementales partielles, le clan Ben Ali a pu acquérir durant les deux dernières décennies pas moins de 1250 biens immobiliers, plus de 600 entreprises économiques dans divers secteurs et des dizaines de milliers d'hectares de terres domaniales. Me Ezzeddine Mhadhebi, qui suit le dossier de la corruption depuis longtemps déjà, estime pour sa part, que le clan Ben Ali détenait au total 40 pour cent de la richesse du pays. Avec un poids économique aussi important, dans un climat de terreur politique et dans un Etat de non droit, ce clan était incontournable pour n'importe quel acteur économique, local ou étranger. Pour les entrepreneurs tunisiens, hommes d'affaires, chefs d'entreprises ou simples commerçants de gros ou de détails, ce clan était devenu un passage obligé et il fallait lui montrer patte blanche s'ils ne voulaient pas s'attirer les foudres de ce clan ou de son parrain. On a vu même des promoteurs et des chefs d'entreprises accepter, la mort dans l'âme et à des conditions désavantageuses, de « s'associer » avec des membres de ce clan. Même les revendeurs de la friperie, les commerçants du marché du gros et les vendeurs ambulants de cacahuètes travaillaient pour les Ben Ali et les Trabelsi. A l'heure actuelle, la commission de confiscation des biens mal acquis travaille sur une liste préliminaire de 114 personnes. Cette liste sera bientôt rallongée d'une quarantaine d'autres noms. Pour les dégâts causés à l'économie nationale, les membres de cette liste qui pourrait s'étendre à d'autres personnes, doivent être poursuivis en justice. On pourrait leur rajouter les membres de la liste filtrée par la Banque centrale de Tunisie il ya quelques années concernant les personnes qui ont profité de prêts avantageux des banques de la place sans garanties réelles ou encore la liste des personnes qui avaient leur entrée au palais de Carthage et qui ont profité de leur statut de VIP pour s'enrichir d'une manière fulgurante et ostentatoire. Pour tous les autres actants économiques, qui sont nombreux et qui ont eu, à un moment ou à un autre, maille avec le clan mafieux de Ben Ali, il est temps de tourner la page, de prendre une décision politique claire et concertée de ne pas les poursuivre en justice et de les laisser travailler. Leur tort avéré est d'avoir été lâches, d'avoir eu peur pour leur argent et leurs familles. Mais ils étaient aussi les otages d'un système auquel ils n'avaient d'autres choix que de s'y adapter. Il est facile aujourd'hui de dire qu'il fallait résister mais ils n'étaient que des hommes d'affaires et des chefs d'entreprises pas des militants politiques. Dans l'horizon, aucun espoir de changement ne se profilait d'ailleurs et les plus résistants étaient, avouons le, dans une logique réformiste. Bien entendu, cette décision de limiter la liste des corrompus qui doivent être poursuivis pénalement et dont les biens doivent être confisqués, ne concerne que l'Etat et n'engage pas les simples citoyens qui peuvent toujours avoir recours à la justice pour régler des problèmes strictement personnels avec l'un de ces actants économiques. Mais la confiance serait retrouvée et on pourrait espérer une reprise économique rapide, profitable à l'ensemble des Tunisiens, pas uniquement aux chefs d'entreprises et hommes d'affaires qui sont, ne l'oublions pas, autant tunisiens que nous tous.