Il y avait foule, ce matin du jeudi 23 février 2012, au Tribunal de première instance de Tunis. Le rendez-vous était crucial. Officiellement, c'est le procès de notre confrère Nasreddine Ben Saïda qui comparaît pour une photo dénudée sur la une de son journal Attounissia. Officieusement, c'est le procès de la liberté d'expression. Le deuxième de son genre depuis la révolution tunisienne, après le procès de Nessma TV. La nouveauté cette fois, c'est que c'est la première fois où comparait un journaliste en état de détention. C'est un procès politique par excellence, nouvel épisode d'un bras de fer opposant la presse tunisienne et le gouvernement de la troïka. Cela se voit dès l'entrée du tribunal. Les policiers, en masse, contrôlaient en toute courtoisie l'identité des visiteurs désirant pénétrer dans la salle d'audience. A l'intérieur, une grande foule d'avocats, de journalistes, d'hommes et femmes politiques et de militants des Droits de l'Homme. Les représentants des différents syndicats de la corporation étaient tous présents : Moncef Ben Mrad, Taïeb Zahar, Nizar Bahloul, Amel Mzabi, Senda Baccar, Néjiba Hamrouni, Mongi Khadhraoui, Zied El Héni… Côté avocats, on citera entre autres Abderraouf Ayadi, Chokri Belaïd, Fethi Mouldi, Béchir Baccar, Béchir Essid, Mokhtar Trifi… Pour les personnalités politiques, on citera Hamma Hammami et Selma Baccar notamment. On relèvera également la présence de représentants d'organisations européennes et d'ambassades. Quelques « barbus » sont également présents. Quelques échanges ont failli tourner au vinaigre. Tel celui entre un avocat « barbu » et un journaliste. L'avocat indique que ce n'est pas le procès de la liberté d'expression, mais celui de la déchéance et des photos de femmes nues. Le journaliste lui répond, arrêtons l'hypocrisie, vous achetez des paraboles et des Dream Box vous permettant de regarder les chaînes porno et vous jouez maintenant les saints. L'avocat répond qu'il maîtrise sa télécommande et qu'il empêche ses enfants de regarder ce type d'émissions, alors qu'il ne peut pas les empêcher de voir ces photos en entrant dans un kiosque à journaux. Réponse du journaliste « et les magazines étrangers ? Vous fermez vos yeux en entrant dans un kiosque ?». Un autre barbu indique « oui, mais cette photo a été publiée dans un journal en langue arabe. » « Mais arrêtons l'hypocrisie ! ». L'avocat sort de ses gonds et crie : « Ne me poussez pas à plaider contre lui, ah ne me poussez pas ! » Un autre journaliste s'interpose et récite une sourate à l'avocat pour le calmer et inviter tout le monde à couper court. L'avocat se calme. L'audience a commencé en retard (9h45) avec l'entrée des prisonniers de droit commun, parmi lesquels Nasreddine Ben Saïda. Menottés bien entendu. Le juge, Faouzi Jebali, appelle le journaliste en premier et lui pose les premières questions après lui avoir rappelé ses dépositions devant le juge d'instruction. Cafouillis dans la salle, notamment après l'arrivée du bâtonnier Béchir Essid qui demande au juge de trouver une solution pour qu'il puisse plaider. Faouzi Jebali demande, gentiment, aux familles des autres prisonniers de quitter la salle, le temps d'achever le procès de Ben Saïda et suspend l'audience. Cafouillis de nouveau dans la salle. A la reprise, il interroge Nasreddine Ben Saïda sur les raisons l'ayant poussé à publier cet article et cette photo et s'il considérait cela comme une liberté d'expression. Dans la salle, on apprécie cette perche tendue. Parole fut donnée ensuite aux avocats. Abderraouf Ayadi déclare avoir été mandaté pour plaider au nom de tous ses confrères avec l'accord de Nasreddine Ben Saïda. Chokri Belaïd crie alors au scandale et déclare, à très haute voix, que c'est son droit absolu de plaider pour son client et que ni ses confrères, ni son client n'ont à décider s'il plaide ou pas. Le juge appelle au calme et invite les avocats à se mettre d'accord. Abderraouf Ayadi commence sa plaidoirie et relève les multiples vices de forme dans la procédure ayant amené à l'arrestation de son client. Il est apparu convainquant et serein mais il a laissé un certain goût amer puisqu'il n'a pas osé dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Il s'est limité à l'aspect juridique et technique du dossier qu'il a descendu en miettes. Fin des plaidoiries, ont décidé les avocats. Chokri Belaïd crie de nouveau au scandale et exige d'être entendu. Il aura gain de cause et heureusement, car il a été tout simplement magistral. Contrairement à Me Ayadi, c'est avec une voix audible aux quatre coins de la salle que Me Belaïd a plaidé. Il a commencé par le commencement en rappelant que le ministère public a outrepassé ses prérogatives. Il relève ainsi que celui-ci a décidé de saisir le journal des kiosques. « Mais de quel droit ? Quel est son pouvoir pour qu'il décide si un journal doit être saisi ou pas ? C'est le travail du ministère de l'Intérieur ! » Il s'est interrogé ensuite sur les raisons pour lesquelles ce même ministère public n'a pas bougé le petit doigt face aux obscurantistes qui véhiculent, dans des lieux publics, des messages de haine et de violence. Il rappelle que ce ministère public dépend encore du ministre et qu'il est impératif qu'il soit indépendant. Or il ne l'est pas pour le moment et ces décisions le prouvent, selon lui. Abordant le sujet de la photo dénudée, Chokri Belaïd s'interroge sur les personnes que cette photo choque. Et de rappeler les affiches publicitaires géantes présentant des femmes dénudées dans nos rues, les magazines étrangers, où l'on trouve des femmes nues, vendus librement dans nos kiosques et … nos plages. « Une telle image, indique Me Belaïd, ne choque personne à Hammamet, ne choque personne à Sousse, ne choque personne à Bizerte, ne choque personne à Djerba ou Zarzis, ne choque personne à Mahdia. Tout ce beau monde est habitué à voir de pareilles images. En fait, elle pourrait éventuellement choquer quelques habitants dans des villages reculés. » Chokri Belaïd dira et répètera, à plusieurs reprises, que ce procès est celui de la liberté d'expression et qu'un tel procès ne peut que menacer le tourisme et l'image de la Tunisie. « Le monde nous observe de près monsieur le Président, a-t-il indiqué. Nous sommes dans un tournant. Ce n'est pas le procès de Nasreddine Ben Saïda, cela le dépasse. C'est le procès de ceux qui veulent s'exprimer librement, face à ceux qui veulent les faire taire. » Et de rappeler que la loi en vertu de laquelle notre confrère a été traduit, est une loi créée de toutes pièces par le régime dictatorial déchu. « Nous sommes dans une révolution, monsieur le Président, et une révolution signifie que l'on doit mettre à plat ce type de lois liberticides. » Il osera cette phrase qui fera bouger la salle tant elle est directe et « responsabilisante » : « Monsieur le Président, quelle que soit votre décision, elle sera historique. Car vous allez décider du sort de notre pays, si l'on doit continuer à nous exprimer librement ou nous taire. Le monde nous regarde monsieur le Président, ne les laissez pas se moquer de nous. » Me Belaïd sera suivi par Amel Mzabi qui a porté sa double casquette d'avocate et de présidente du syndicat des médias. Elle rappelle les limites de la loi et les vices de procédure. Elle nous indiquera ensuite qu'il est impératif que le législateur définisse le terme « contraire aux bonnes mœurs ». Autrement, on risque même de censurer des magazines représentant des nus d'arts plastiques et des tableaux artistiques de grands artistes. D'autres avocats suivront Me Mzabi dont Me Essid et Trifi pour défendre Ben Saida et plaider en faveur de la liberté d'expression. Dehors, RSF a accroché des banderoles appelant à la liberté d'expression. Un grand nombre de journalistes tunisiens et étrangers font des correspondances et attendent impatiemment le verdict. Le juge n'a pas voulu se décider. Il sait que son verdict sera lourd de conséquences. Il est suffisamment conscient du tournant historique que vit le pays. Il sait également qu'il ne s'agit pas que de liberté d'expression, qu'il s'agit également d'indépendance de la justice. Il a préféré se donner du temps pour réfléchir. Rendez-vous le 8 mars. Entre-temps, Nasreddine Ben Saïda est libéré. Provisoirement.