La Tunisie a eu droit à ses plus belles scènes ces derniers jours. Après la cérémonie de passation des pouvoirs du 31 décembre entre les présidents Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi, voici venues les cérémonies de passation entre les chefs du gouvernement Mehdi Jomâa et Habib Essid et leurs différents ministres. Quoi de plus beau pour un pays, du tiers-monde, qui aspire à la démocratie ? Un modèle unique en son genre dans le monde arabe. En prenant un peu de hauteur et en s'éloignant un peu des querelles de hammam, on se rend compte que nous sommes en train de vivre des moments historiques exceptionnels. La démocratie est en marche et semble être sur la bonne voie. Rien n'est encore définitivement acquis et le risque de retour en arrière n'est pas tout à fait exclu, mais l'optimisme en la matière n'a jamais atteint ce niveau. Il faut donc aller de l'avant et continuer à faire pression sur nos gouvernants pour éliminer tout risque de retour en arrière. Les contrepouvoirs pour réduire ce risque sont notamment représentés par l'opposition, par les députés, par les magistrats et par les médias. C'est ce quatuor qui a permis l'éjection de la troïka, fortement tentée par l'autoritarisme voire le despotisme, et c'est ce quatuor qui permettra de contrer toute volonté hégémonique de l'actuel pouvoir.
Vue de haut, la Tunisie vit des moments exceptionnels et le quatuor de contre-pouvoir fonctionne plutôt bien. A voir de près, la chose est un peu plus compliquée. L'opposition ? Principalement représentée par Ennahdha, elle a mis la main dans celle du pouvoir. Si d'un point de vue politique, la chose est à saluer, il n'en est pas de même d'un point de vue démocratique. La justice et les médias continuent, jusque là, à jouer leur rôle. Pourvu que ça dure. Restent les députés. D'un point de vue démocratique, il y a de véritables couacs et il n'y a pas de signes vraiment tangibles pour que ces couacs soient résolus dans les prochains jours. Le comportement actuel de certains d'entre eux ne présage rien de bon.
La législation en vigueur offre à nos députés une immunité dite parlementaire. Cette immunité permet au député de se soustraire à toute convocation judiciaire, tant qu'elle n'a pas été levée par une commission spéciale au sein de l'Assemblée. Cette commission est composée de députés qui vont plancher sur la levée, ou pas, de l'immunité de leurs collègues, voire amis. Des collègues qui peuvent, par copinage ou par solidarité confraternelle, les soutenir et leur faire éviter le passage devant le juge. Cela s'est déjà vu et le cas de la « très intègre » Samia Abbou reste dans les annales. La dame, députée reconduite dans ses fonctions, se soustrait ainsi depuis plusieurs mois à la convocation du juge grâce à son immunité. Dans les démocraties établies, l'immunité parlementaire existe. Mais on ne la fait pas valoir à tout bout de champ. Le député ne jouit de son immunité que dans des circonstances bien déterminées liées à ses fonctions au sein de l'Assemblée. La législation « protège » ce député contre le harcèlement judiciaire que peuvent lui mener des partis politiques ou des lobbys pour l'empêcher de bien mener sa mission parlementaire. Mais quand il y a une instruction judiciaire touchant la personne du député, dans une affaire privée qui ne soit pas liée à l'exercice de ses fonctions, l'immunité est tout de suite levée pour que la justice puisse faire son travail correctement. Il ne saurait être autrement, ce serait un scandale à la une de tous les médias. La pression exercée par le quatrième pouvoir, dans ces démocraties établies, est insoutenable au point que nul ne pourrait échapper à la case justice. Les exemples sont très nombreux et nul n'y échappe, qu'il soit député, ministre, chef de gouvernement ou président de la République.
En Tunisie, la culture démocratique n'est pas bien ancrée pour que nos députés aient ce respect de la justice et des institutions. Faute de suffisamment de dignité, ils sont insensibles aux critiques des médias. Aux « sommations » et « rappels à l'ordre », ils répondent « médias de la honte », « journalistes corrompus » et « journaleux ayant un agenda politique à exécuter ». La réplique est facile et recevable par leurs fans. Interrogez n'importe quel électeur de Moncef Marzouki sur les médias, il vous donnera automatiquement et sans réfléchir l'une de ces réponses toutes faites et créées sur mesure par les leaders du CPR. Le sujet est pourtant grave et important. Il est grand temps d'imposer (on ne sait pas trop comment) le respect des institutions judiciaires par ces hommes politiques qui se croient au-dessus des citoyens. Qu'ils soient ministres ou députés, nul n'a le droit de se soustraire à la justice quand il a une affaire privée en cours, sous prétexte d'immunité. Rappelez-vous en 2011, au moment de la constitution du premier gouvernement de Hamadi Jebali. Un haut cadre d'Ettakatol, Khayam Turki en l'occurrence, devait occuper le poste de ministre des Finances. Quelques heures seulement avant l'annonce officielle, on apprend qu'une plainte a été déposée contre lui par une entreprise avec laquelle il était lié par un business. Dans le doute, il valait mieux s'abstenir et M. Turki a décliné le poste pour ne pas gêner le gouvernement (voir notre article à ce sujet). Il était sûr qu'il n'avait rien à se reprocher, mais pourtant il a préféré faire face à la justice, alors qu'il ne devait même pas jouir d'une immunité ! Plus de trois ans après les faits, Khayam Turki n'a toujours rien à se reprocher juridiquement parlant, mais l'Histoire lui retiendra ce comportement tout à fait démocratique. Ça c'était en 2011.
Nous sommes en 2015, nous avons deux cas suspects de députés impliqués dans une affaire très louche et qui continuent à siéger au parlement ! L'affaire de Imed Daïmi et Mabrouk Hrizi devait faire la une des journaux et les plateaux de télévision quotidiennement jusqu'à ce qu'elle soit élucidée. Il n'en est rien ! Certes, le duo CPR a « accepté » d'être interrogé par le juge d'instruction, mais les deux députés savaient parfaitement que le juge en question a une très faible marge de manœuvre et qu'il ne pourra pas les mettre en examen puisqu'ils sont allés devant lui, sans que leur immunité ne soit levée. Le cas de Imed Daïmi est encore plus emblématique, car ce type est un « repris » de justice. Il en a échappé une fois sous l'ancien régime et il est allé à l'exil en franchissant clandestinement les frontières. Après avoir bénéficié de l'amnistie de 2011, on ne sait pas vraiment ce que la justice lui reprochait il y a quelques décennies. Est-ce réellement une affaire politique, comme il le prétend, ou une affaire de droit commun ? Et quand on sait que son frère Abdelmonem, qui préside une association de bienfaisance, a touché de l'argent du contribuable d'une manière assez louche via le ministère de la Femme du temps de la CPR Sihem Badi (voir notre article à ce sujet), il y a de quoi avoir toutes les suspicions du monde. Ces deux députés, tout comme leur consœur Samia Abbou, parlent du matin au soir de démocratie et de respect des institutions. Mais ceci n'est valable que pour les autres, pas pour eux. L'affaire que trainent Daïmi et Hrizi est grave, voire très grave. Dans un pays démocratique qui se respecte, il est impératif qu'ils soient suspendus de leurs fonctions à l'assemblée, jusqu'à ce que la justice dise son dernier mot. Il ne s'agit pas d'épingler Daïmi et Hrizi, il s'agit d'une question de principe qui devrait toucher n'importe quel député impliqué dans une affaire judiciaire non liée à des sujets parlementaires et ce, qu'il soit de Nidaa, d'Ennahdha, du CPR ou d'Afek. Cela va nettement au-delà des personnes, cela est impératif pour la construction d'une démocratie saine et d'une justice réellement indépendante. En attendant, les médias continuent à crier dans le désert, le juge se trouve les mains liées par la législation, alors que nos deux « indignes » députés continuent à se pavaner à l'hémicycle en donnant des leçons de démocratie aux ministres et à insulter les médias qui les critiquent sur leurs pages FB.