Un nouveau concept est aujourd'hui à la mode dans le milieu médiatico-politique : la post-vérité. Une vérité qui balaie toutes les prévisions. La victoire du Brexit, au Royaume-Uni ou le succès de Donald Trump à l'élection présidentielle américaine, sont les illustrations les plus marquantes de cette post-vérité. On pouvait s'attendre à ce que la publication des statistiques de pauvreté par l'INS (Institut national de la statistique) suscite des réactions de l'opinion publique et de la société civile. Il ne fut curieusement rien. Un silence lourd de sens tant il suggère que l'opinion publique a une meilleure perception de la pauvreté et qu'elle n'a cure de statistiques. C'est à longueur de journaux et de débats télévisés qu'on l'étale. Cependant, sa mesure demeure une contraignante nécessité.
La pauvreté en Tunisie existe. Il ne faut pas s'en cacher. Toutefois, c'est son ampleur qu'on n'arrive pas à cerner. Les résultats des deux dernières enquêtes de l'INS sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages, celle de 2010 et celle de 2015, ont généré chacune une polémique. Non point au sein de l'opinion publique, mais auprès de la communauté des statisticiens. S'agissant de l'enquête de 2010, on avait exprimé de fortes réserves sur le taux de pauvreté car il sous-estimait largement la réalité. L'INS, assisté par la Banque africaine de développement et la Banque mondiale, retraita l'enquête proprement dite en adoptant une nouvelle méthodologie. C'est sur cette base que l'Institut national de statistique publia alors ce qui devait devenir la donnée officielle : le taux de pauvreté en 2010 est de 15,5% de la population. Une donnée qui devenait implicitement une référence pour toutes les études menées ultérieurement, aussi bien sociodémographiques que socioéconomiques.
Les résultats de l'enquête sur le budget, la consommation et les conditions de vie des ménages de 2015 a réveillé les vieux démons de la polémique. Le plus curieux est que celle-ci ne porte pas sur le taux de pauvreté de 15,2% en 2015 tel que le révèle l'enquête, mais sur le taux de pauvreté de 2010 qui passe étrangement de 15,5% à 20,5% et qui agite aujourd'hui la communauté des statisticiens. Et même si le débat en son sein demeure feutré, il n'en demeure pas moins sec entre ceux qui estiment que cette modification ruine la crédibilité des données statistiques de pauvreté et ceux qui considèrent que cette modification était nécessaire pour redresser les erreurs d'approches constatées dans l'enquête de 2010.
Face à une telle situation, l'Association des ingénieurs statisticiens tunisiens ou le Conseil national de la statistique auraient pu sinon dû monter au créneau, d'arbitrer ou de concilier. Et surement d'éclairer. Eclairer particulièrement le gouvernement qui à l'évidence cherche à éviter toute instrumentalisation politique des données sur la pauvreté. Malheureusement, ni l'une, ni l'autre n'a fait preuve de réaction.
Pendant ce temps, pourtant, la Banque mondiale n'a pas chômé. Partie prenante dans les résultats de l'enquête de 2010, elle a tenté d'en actualiser les données sur les années 2011, 2012. L'institution de Bretton Woods a publié en mars 2016 une « Evaluation de la pauvreté en Tunisie » à travers laquelle elle indique, en substance, que « les chiffres les plus récents sur la pauvreté – basés sur des simulations et des projections - donnent à voir que les taux de pauvreté ont augmenté en 2011, tout de suite après la Révolution. Ils ont ensuite reculé, en 2012. (…). La reprise du PIB et de l'emploi, enregistrée en 2012, a permis d'atténuer l'exacerbation de la pauvreté de l'année d'avant ».
Tendances de la Pauvreté et de l'Extrême Pauvreté, 2000-2012 Source : Estimations du staff de la Banque Mondiale et INS, BAD et Banque Mondiale (2012)
Le rapport ajoute que « les profils de pauvreté les plus récents sont très similaires à ceux d'avant la Révolution » et qu'en 2012, « les pauvres ont continué à vivre dans des logements surpeuplés, comparativement aux non pauvres ; que la part de pauvres vivant en milieu rural a dépassé de loin celle de pauvres vivant en milieu urbain ; que les pauvres sont concentrés dans la région de l'Ouest du pays (60%), où ne vivent que 25% seulement des non pauvres ; que la proportion de pauvres au chômage était 3,5 fois plus élevée que celle des non pauvres au chômage et que le secteur d'activité et la profession du chef de famille importent encore beaucoup dans l'explication du profil de pauvreté du ménage ».
L'INS n'aurait-il pas pu s'inspirer de cette démarche analytique pour présenter les résultats de la pauvreté en 2015 au lieu et place de malmener les statistiques de pauvreté de 2010 pour être à la mode « post-vérité » ?