L'art dans la lutte contre la pauvreté est de rendre la dignité à celui qui l'a perdue du fait de l'évolution de sa condition sociale. La pauvreté est un fléau plus qu'une simple maladie. Car elle fait éclater au grand jour l'indécente différence de situation entre des hommes, des familles, vivant au sein d'une même communauté ; celle qui fait une nation et un Etat. Quels que soient les progrès qu'on enregistre dans la lutte contre la pauvreté, rien n'est suffisant tant que celle-ci perdure. Encore faut-il que l'on sache exactement où en est-on en matière de lutte contre la pauvreté. Or, à ce niveau, on ne sait plus à quel saint se vouer. Les statistiques sur la pauvreté en Tunisie ont toujours été malmenées. Qu'on se rappelle la polémique en 2011 sur la pauvreté en Tunisie, faisant suite à une déclaration de Mohamed Ennaceur, alors ministre des Affaires sociales, qui estimait que le taux de pauvreté en Tunisie est plus proche des 20% que des 8,2% qu'affichait l'INS, à l'époque, sur la base des résultats de l'enquête quinquennale sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages de 2010. Afin d'accorder tout le monde, l'INS entreprit, fin 2011, une revue complète et une mise à jour de sa méthodologie de mesure de la pauvreté en collaboration avec la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque mondiale. Une revue à l'issue de laquelle, l'institut a noté que si « l'ancienne méthodologie était solide d'un point de vue technique et que les mesures de la pauvreté ont été correctement estimées », il fallait apporter « plusieurs modifications à la méthodologie afin d'en affiner les résultats et de rendre l'enquête entière conforme aux bonnes pratiques internationales ». Ce qui fut fait. Résultat: en 2010, le taux de pauvreté affiche 15,5% contre des taux de pauvreté de 23,3% en 2005 et 32,4% en 2000. Du coup, on ne pouvait admettre que l'une des raisons qui a provoqué la révolution de 2011 puisse être démentie par les chiffres ; qu'entre 2000 et 2010, la pauvreté ait reculé de plus de moitié dans le pays. Pourtant, elle a effectivement bien reculé. Cependant, notera l'INS à l'époque, « cette baisse observée n'a pas bénéficié aux régions du Centre Ouest et du Sud Ouest qui ont vu leurs écarts par rapport au reste du pays s'accentuer au cours de la décennie étudiée ». On a parlé alors de « polarisation de la pauvreté ».
On tourne en rond En tout cas, personne, depuis, n'est venu contester, ni la nouvelle méthodologie adoptée pour la mener, ni les résultats auxquels elle a abouti. Toutes les institutions internationales, intéressées de près ou de loin, par la pauvreté ont pris acte des résultats de cette enquête et utilisé ses données. Le rapport sur les Objectifs du millénaire de la Tunisie s'est fondé sur les données de cette enquête. Nos structures d'études et de recherches, publiques ou privées, nos bureaux d'études, etc. ont exploité les résultats de cette enquête. Le Centre de recherches et d'études sociales, par exemple, a élaboré son « Enquête d'évaluation de la performance des programmes d'assistance sociale en Tunisie ». Sur cette base, on imaginait aisément que l'enquête 2015 sur le budget, la consommation et les conditions de vie des ménages ne pouvait qu'accorder tout le monde quant à ses résultats, positifs ou négatifs. Malheureusement, cela ne fut pas le cas.
A la veille du jour de l'an, autant dire dans l'indifférence générale, l'INS tenait une conférence de presse de présentation des résultats de l'enquête 2015. Et, bonne nouvelle, le taux de pauvreté affiche 15,2%. On ne peut nier un tel résultat dans la mesure où la méthode de calcul utilisée est la même que celle qui a été introduite dans l'enquête de 2010. Mais, là où le bât blesse, c'est que les taux de pauvreté issus des enquêtes de 2010, 2005 et 2000 ont curieusement changé. Le taux de pauvreté en 2010 n'est plus de 15,5%, mais de 20,5%. Celui de 2005 n'est que de 23,1% au lieu de 23,1% et celui de 2000 n'affiche que 25,4% à la place de 32,4%. Logiquement, l'INS se devait de donner une raison pertinente à une telle modification des résultats. C'est la « rétropolation » des résultats de l'enquête de 2015 sur les enquêtes précédentes qui aurait, semble-t-il, fournit ces résultats. L'INS a voulu montrer que si 15,2% de la population est pauvre en 2015, cette proportion auraient constitué 20,5% de la population en 2010. Et cela nous avance en quoi ? A rien. Car, on a transposé les conditions de vie de la population de 2015 sur la population de 2010, excluant de fait les conditions de vie de 2010. Ce qui est totalement absurde. La rétropolation dans le cas de figure qui est le notre, comme l'extrapolation si elle venait à être effectuée, n'a aucun sens. Excusez du terme, ce n'est qu'une masturbation intellectuelle de statisticiens cherchant plaisir à tourner en rond, oublieux que l'enquête statistique ou le recensement ne serve qu'à fournir une photographie à un instant donné compte tenu des conditions et des seules conditions de l'instant. C'est comme si on a voulu coloriser une photographie en noir et blanc.
L'INS n'avait-il pas mieux à faire que cela? N'aurait-il pas mieux valu imaginer une autre manière de saisir la pauvreté, non point seulement par le biais de la consommation, mais aussi par le biais du revenu ? L'Institut n'avait-il pas mieux à faire alors qu'on attend encore qu'il livre l'indice du marché de l'immobilier promis depuis le 1er avril 2015 ou encore les résultats du recensement général de la population 2014 concernant le volet emploi ou encore de mettre en œuvre la réforme du système statistique du pays, réforme restée à ce jour lettre morte ? L'INS a toujours revendiqué le principe d'indépendance. Si c'est ce principe qu'il consacre à travers les résultats de l'enquête sur le budget, la consommation et les conditions de vie des ménages en 2015, il faut bien craindre le pire.