Le 26 janvier est une date doublement symbolique pour la Tunisie. Après le jeudi noir de 1978, après plusieurs autres années vécues dans la répression et l'humiliation ; les Tunisiennes et les Tunisiens retrouvent leurs voix lors de l'adoption de la constitution du 26 janvier 2016. Il est vrai que cette constitution ne répond pas parfaitement à toutes les attentes des uns et des autres. Il est vrai aussi que cette constitution reste en deçà des espoirs de la société civile fortement mobilisée lors du processus constituant. Néanmoins, personne ne peut nier que cette constitution est la première pierre dans l'édifice de la deuxième République.
Notre constitution fête, aujourd'hui 27 janvier 2017, sa troisième année. Il est sans doute prématuré de faire un bilan objectif et définitif car trois années ne sont rien dans la vie d'une institution. Cependant, trois années après sa promulgation, nous sommes en mesure de faire quelques constats quant à son application et quant à son respect.
Notre réflexion s'articulera autour de trois axes principaux : les droits et libertés, le régime politique et l'installation des institutions. Comme Charte de droits et libertés, la constitution tunisienne a garanti, de manière inégale certes, les trois générations des droits humains : les droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels et les droits de solidarité dits encore les droits environnementaux.
La constitution est allée plus loin en mettant plusieurs conditions limitant le législateur lorsqu'il interviendra à propos de ces droits et prévoyant une clause de non régression des droits garantis. Toutefois, le texte suprême se heurte quotidiennement à des lois anachroniques, liberticides et contraires à la constitution.
Trois années après l'adoption du texte de la constitution, nous voyons quotidiennement des Tunisiens et des Tunisiennes humiliés, jugés, et réprimés par l'Etat pour avoir exercé leurs libertés individuelles que ce même Etat est tenu de garantir.
Trois années après l'adoption de la constitution, le législateur peine encore à réviser ces lois ou à en adopter d'autres pour permettre le respect effectif de la constitution. Nous citons à titre d'exemple les dispositions liberticides et attentatoires à la dignité et à l'intégrité physique dans le code pénal ou encore les dispositions pérennisant l'inégalité des droits entre les hommes et les femmes dans le code du statut personnel.
La constitution est aussi un texte qui garantit le partage et l'équilibre des pouvoirs dans un Etat. Trois années après son adoption, certains commencent déjà à appeler à une révision constitutionnelle. Certains, trouvent que le régime politique choisi est un régime favorable aux crises politiques et un régime où l'équilibre des pouvoirs n'est pas réellement garanti.
Nous estimons à ce propos que la révision n'est ni possible ni souhaitable. La révision n'est évidemment pas possible sans une cour constitutionnelle qui, qui selon le texte même de la constitution, doit impérativement se prononcer sur ce qui peut ou ne peut être révisé.
La révision n'est également pas souhaitable car depuis les élections de 2014, l'exercice du pouvoir s'est sensiblement écarté du schéma constitutionnel. Nous n'avons pas un gouvernement dirigé par le parti gagnant et une opposition qui le contrôle et qui fait pression. Nous avons un gouvernement d'unité nationale et donc un pouvoir qui s'effrite entre plusieurs formations politiques avec tout ce que cela implique comme tergiversation et comme difficulté de gouverner. Bref, nous avons un gouvernement qui a du mal à gouverner et donc à puiser dans tous les pouvoirs qui lui sont reconnus par la constitution.
La question n'est donc pas celle de la défaillance du texte constitutionnel mais du système partisan lié lui-même au mode de scrutin.
Trois années après la constitution, nous n'avons ni conseils régionaux ni conseils municipaux, ni aucune autre institution décentralisée. La constitution tunisienne a fait un choix de taille : elle a opté pour un Etat décentralisé basé sur le pouvoir local. Seule la décentralisation permettra aux citoyens et citoyennes de vivre un changement quant à leur rapport à la chose publique. Plusieurs étapes ont été franchies pour préparer la mise en œuvre du chapitre relatif à la décentralisation. Une tâche lourde car il y va du succès ou de l'échec de ce choix. Une tâche également lourde car il faut impérativement garantir plusieurs équilibres dont l'équilibre entre un véritable pouvoir local et un Etat unifié et non diminué. C'est donc cela qui pourra expliquer la complexité du processus de la décentralisation et du coup sa lenteur. Aujourd'hui, nous disposons d'un projet de code relatif à la décentralisation et d'un projet d'une loi électorale.
Mais, à voir les dernières péripéties relatives à cette dernière, il nous semble que le législateur ne voit pas l'urgence de mettre fin à la situation déplorable des collectivités locales.
Trois années après l'adoption de la constitution, nous n'avons pas encore d'instances constitutionnelles indépendantes. Plusieurs projets de lois ont été déposés par le gouvernement et attendent encore leur examen par le pouvoir législatif. Autorités de contrôle, de régulation ou de protection des droits, les instances constitutionnelles indépendantes peinent à voir le jour.
Trois années après l'adoption d la constitution et nous n'avons pas encore de conseil supérieur de la magistrature malgré l'élection de ses membres.
Enfin, trois années après l'adoption de la constitution et nous n'avons pas encore une cour constitutionnelle. La constitution est un texte. Un texte, des mots, des phrases dont seul un interprète authentique donnera le sens. Cela est davantage vrai pour la constitution tunisienne. Fruit d'un large consensus politique, notre loi suprême regorge de concepts parfois polysémiques, parfois creux.
Voulant satisfaire toutes les conceptions du pouvoir, de l'Etat et des libertés, le pouvoir constituant nous a offert un texte où le consensus porte sur le signifiant et pas sur le signifié. C'est pour cette raison que l'installation de la cour constitutionnelle devient une urgence aujourd'hui. Installer la cour constitutionnelle devient une urgence pour se prononcer sur la constitutionnalité des projets de lois, sur celle de l'armada des lois inconstitutionnelles que nous continuons à subir, pour se prononcer sur le recours aux mécanismes de l'état d'exception, sur les rapports entre les pouvoirs, sur la révisibilité de la constitution et d'une manière générale, c'est une urgence pour garantir la suprématie de la constitution tout en déterminant sa teneur.
Au total, trois années sont trop longues pour celles et ceux qui espéraient et espèrent vivre un changement. Mais, trois années sont peut-être aussi inévitables dans une démocratie délibérative naissante de surcroit. Souhaitons donc le meilleur à notre constitution, mais, surtout faisons en sorte qu'elle soit réellement vivante.
* Maitre de conférences, agrégée en droit public à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis.