En 2018, les libertés individuelles sont encore sujet à débat surtout lors du mois de ramadan où le fait de manger déchaîne les passions. Face à la polémique stérile liée à la liberté, ou non, de ne pas jeûner en public, le ministre de l'Intérieur Lotfi Brahem vient mettre le feu aux poudres en affirmant que la loi devrait protéger la majorité pratiquante contre la minorité non-pratiquante. Pourtant, la loi, elle, ne fait pas cette distinction… Tout a commencé avec une correspondance adressée par la députée de l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) Hajer Ben Cheikh Ahmed au ministre de l'Intérieur, Lotfi Brahem. Sujet de la correspondance : un appel à l'abrogation de l'ancienne circulaire datant de juillet 1981 connue sous le nom de circulaire Mzali, du nom du Premier ministre de l'époque, qui préconisait entre autres, la fermeture des cafés et restaurants pendant le mois de ramadan ainsi que l'interdiction de vente de boissons alcoolisées aux Tunisiens. Pour la députée, cette circulaire contredit clairement la constitution de 2014. Hajer Ben Cheikh Ahmed s'est d'ailleurs dite étonnée de voir « un ministre de l'Intérieur dans un Etat qui est censé garantir les libertés individuelles, comme la liberté de conscience et de croyance, se permettre d'appliquer une circulaire émise par un ancien ministre qui n'existe plus depuis 1987 et qui s'est servi de cette circulaire afin de pouvoir rallier à lui le Mouvement de la tendance islamique (MTI), une force politique montante ». Une position aussitôt partagée par la députée Sabrine Ghoubantini qui a aussitôt été victime d'une campagne de dénigrement allant jusqu'aux accusations d'apostasie de la part, notamment, de membres des unités d'intervention de la garde nationale.
En réaction à la correspondance de la députée Ben Cheikh Ahmed, le ministre de l'Intérieur, Lotfi Brahem a adressé, en novembre 2017, une correspondance au Parlement rendue publique le 10 mai 2018. Dans sa correspondance, Lotfi Brahem indique que la circulaire Mzali de 81 ne sera pas annulée et ce pour des raisons à la fois sécuritaires et religieuses, rappelant que « la Tunisie est un Etat souverain dont l'Islam est la religion » en se référant à l'article premier de la constitution. Le ministre a indiqué que l'ouverture des cafés et des lieux de restauration pendant les horaires du jeune était « une provocation pour les citoyens pratiquants et une menace à l'ordre public qui pourrait induire des réactions violentes, voire même engendrer des attentats terroristes ». Lotfi Brahem qui s'est donc érigé, à l'occasion, en défenseur du Sacré estime qu'il est de son devoir de protéger les « sensibilités » des individus et semble insinuer que le fait de manger durant ramadan est tellement grave qu'il pourrait engendrer un attentat terroriste. Justifiant ses dires, il s'est référé encore une fois à la Constitution qui prône que « l'Etat s'engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, à protéger les sacrés et à interdire d'y porter atteinte, comme il s'engage à interdire les campagnes d'accusation d'apostasie et d'incitation à la haine et à la violence. Il s'engage également à s'y opposer ». La position de M. Brahem divise, ouvertement, les Tunisiens entre minorité non pratiquante et majorité pratiquante. Il a appelé, en effet, ce qu'il qualifie de « minorité » à respecter les croyances et les rituels de la « majorité » pendant le mois de ramadan. Des paroles qui ont déclenché une vague de contestations chez un bon nombre de politiciens, de dirigeants de partis, de journalistes et d'hommes de médias ainsi que des personnalités du monde culturel. Plusieurs personnes, choquées, ont appelé à la protection des droits de tous les citoyens, minoritaires ou majoritaires soient-ils et à, tout simplement, l'application de la loi. Certains sont même allés jusqu'à exiger du ministre à présenter d'urgence des excuses auprès de ceux concernés par ses dires.
Si elles ont provoqué l'ire des défenseurs des libertés individuelles, les propos de Lotfi Brahem n'ont pas contrarié tout le monde. Certains s'en étaient réjouis et ont félicité le ministre de « ses efforts visant à préserver le sacré et la stabilité de l'Etat ». Certains estiment, en effet, que c'est la religion qui doit imposer ses règles à la majorité des Tunisiens. Parmi eux, Zied El Héni, journaliste et activiste dans la société civile, a soutenu la fermeture des cafés et des restaurants condamnant l'appel émis par certaines personnes à les ouvrir durant ramadan. Pour M. El Héni, « les non-jeûneurs sont en décalage avec le reste des Tunisiens et aussi libres soient-ils, ne doivent pas imposer leur style de vie aux pratiquants car cela est considéré comme une atteinte aux sacré et aux sentiments de tout un peuple sous couvert de liberté de conscience ». La même position est soutenue par le prédicateur controversé et président du parti Zitouna, Adel Almi qui s'est donné pour mission de harceler, intimider et pourchasser les non-jeûneurs durant ramadan. Depuis 2013, Adel Almi ne rate en effet aucune occasion pour s'attaquer aux ceux qui n'observent pas le jeûne dans les lieux publics en menant une campagne ouverte destinée à la fermeture des cafés et des restaurants ouverts pendant les horaires du jeûne ramadanesque. Ce chasseur de non-jeûneurs a même menacé de poursuivre en justice les personnes pris en « flagrant délit ». Malgré les plaintes déposées contre lui devant les autorités qui le laissent jouer librement à la police des mœurs, Almi s'est encore surpassé cette année en poursuivant son acharnement sur les médias et en s'ingérant notamment dans le contenu médiatique d'El Hiwar Ettounsi. Selon lui, la chaîne privée « porte atteinte à la pudeur des familles tunisiennes à travers ses programmes provocateurs ».
« Les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination. L'Etat garantit aux citoyens et aux citoyennes les libertés et les droits individuels », « L'Etat protège la vie privée », l'Etat « civil et démocratique » s'engage, en outre, à préserver « la dignité de la personne et son intégrité physique » en interdisant « toute forme de torture morale et physique », tous ces articles extraits de la Constitution tunisienne devraient pourtant suffire pour trancher dans la question et ne laisser la place à aucun flou juridique. Devant ces preuves, la circulaire Mzali va-t-elle encore subsister ? A quand une véritable liberté responsable et consciente ?