Aucune science ne peut tenir face à l'absurdité de la situation politique qui prévaut en Tunisie. Aucune grille de lecture rationnelle ne peut être appliquée pour comprendre cette situation et anticiper l'avenir. Les raisons sont multiples, parmi lesquelles, l'absence de tradition démocratique, la prépondérance du personnel sur le collectif, les facteurs psychologiques et émotionnels qui influent considérablement sur la nature des prises de position et la prédominance de l'intérêt personnel et partisan au détriment de l'intérêt général pour ne citer que quelques-uns de ses facteurs subjectifs. Il est donc évident que les observateurs et analystes politiques ne peuvent que donner une photographie très partielle de la situation politique qui peut basculer d'une extrémité à une autre, en un rien de temps et pour des raisons parfois très futiles. Nous en voulons pour preuve le basculement très récent d'une « situation politique » au sens scientifique de l'expression, à une autre. La lune de miel entre MM Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi semble tourner au vinaigre suite aux développements politiques au sein de Nidaa Tounes. En stratège, Ennahdha a toujours profité de la faiblesse aussi bien du camp adverse que celle des personnes. Son action consiste toujours à affaiblir le camp adverse en mettant à profit les dissensions internes pour ne pas dire en les provoquant.
Déplacement du curseur politique
Le lien objectif qui relie MM Essebsi et Ghannouchi est basé sur les rapports de force politiques dans le pays. Tant que le contrôle de Nidaa était entre les mains de M. Essebsi père, Ennahdha se devait de garder un lien fort avec ce dernier, lui reconnaissant une certaine « habileté » à manœuvrer, mais aussi par méfiance réciproque. L'une des constantes dans la stratégie d'Ennahdha consiste à entretenir plusieurs fers au feu jusqu'à la dernière minute et monnayer au mieux, son soutien à celui qui se trouve dans la meilleure position.
Les dissensions internes au sein de Nidaa, l'effritement de son électorat, les défections et le fait que Essebsi père ait lié son destin à celui de son fils ont offert à Ennahdha une nouvelle situation politique inespérée. En effet, malgré l'effritement de l'électorat islamiste qui est passé de 1,4 million en 2012 à 450.000 aux dernières municipales, Ennahdha reste maître du jeu politique dans le pays. Sa force réside dans la faiblesse du camp adverse.
Une photographie de la situation actuelle du pays peut nous éclairer sur l'impact de cette faiblesse sur les rapports de force politiques. M.Ghannouchi semble avoir compris que les Essebsi sont désormais hors-jeu politiquement tant l'érosion au sein de Nidaa semble irréversible. Une majorité des députés de Nidaa ont quitté le « parti » pour se chercher un nouvel ancrage politique probablement autour de M. Chahed. Ce dernier met à profit l'impopularité des Essebsi et des fautes graves qu'ils ne cessent de commettre (népotisme, privatisation du parti, personnalisation du pouvoir, absence de structure et de mécanisme de prise de décision, improvisation, amateurisme etc). Tous ces éléments ont rendu facile « le coup d'Etat parlementaire » opéré par M. Chahed qui profite du nomadisme parlementaire et de l'opportunisme qui caractérisent la médiocrité du personnel politique.
D'un autre côté, M. Chahed profite pleinement des prérogatives que lui donne la Constitution pour s'émanciper de son bienfaiteur et jouer crânement sa chance en profitant du chaos dans les rangs de Nidaa. Avec plus d'une centaine de députés potentiellement récupérables et une assise financière importante, M. Chahed peut se positionner comme un candidat sérieux aux prochaines élections avec lequel Ennahdha se doit de composer. Sa récente escale à Ankara peut s'inscrire dans le cadre d'une stratégie politique qui tisse le lien entre M. Chahed, Ennahdha et la Turquie dans une convergence d'intérêts politiques évidents. Il est quasi-certain que Nidaa Tounes ne tiendra pas, ou très peu, jusqu'aux élections de 2019 et M. Chahed peut alors s'appuyer sur la centaine de députés pour se maintenir au pouvoir et lancer sa propre formation politique en récupérant tous les déçus de Nidaa, en « tuant » symboliquement aussi bien le père que le fils. Cette nouvelle donne politique intéresse Ennahdha au plus haut point et l'incite à précipiter Nidaa dans l'abîme et garder ainsi une avance sur toutes les autres formations politiques y compris l'éventuelle formation de M. Chahed qui, faute de temps, ne peut s'enraciner profondément dans la population. A cela s'ajoute un bilan économique catastrophique, une tendance à faire fi des institutions, l'utilisation outrancière des « dossiers » à des fins personnelles et l'obsession présidentielle. De plus, son faux combat contre la corruption ne trompe plus personne car non seulement il ne s'attaque pas au système, il est même sélectif dans la personnalisation des « dossiers » en vue de régler ses comptes personnels avec ses adversaires. Le tout sur fond de détestation de la politique par une population désabusée. Alors, Ennahdha peut dormir tranquille, elle restera le maître du jeu de la scène politique.
Le moment venu, à l'approche des échéances, Ennahdha déploiera sa stratégie habituelle qui consiste à retarder le plus possible l'affirmation de son soutien à un candidat à la présidentielle et entretiendra le flou jusqu'au bout pour mieux tirer profit de la situation. Comme elle l'a déjà fait en 2014 en jouant sur les candidatures des MM. Marzouki, Chebbi et Ben Jaâfar, elle va encore jouer sur celles des nouveaux candidats obsédés par la présidence de la République comme M. Chahed, M. Jomâa, M. Marzouk, M. Marzouki et probablement M. Morjène pour ne citer que les plus en vue. Ennahdha dispose d'un gisement de leviers pour jouer sur leurs faiblesses structurelles et personnelles et en tirer un profit politique certain. Chose quasi-certaine, les Essebsi semblent d'ores et déjà hors-jeu et le curseur semble se déplacer vers le groupe de M. Chehed qui profite de la médiocrité de son propre camp politique et d'un certain soutien étranger dans le cadre de la sacro-sainte « fausse stabilité ». Une absurdité quand on sait que la stabilité politique ne doit pas reposer sur les personnes mais sur les politiques menées et la continuité de l'Etat. Il profite aussi de l'impopularité de l'UGTT que les Tunisiens considèrent comme hégémonique et une des sources de la crise économique actuelle. Plus l'UGTT s'acharne contre M. Chahed, et plus il devient populaire ! Quant à l'UTICA elle pratique un silence prudent, écartelée entre la protection de certains intérêts corporatistes et la peur de l'effondrement du système macro-économique du pays.
M. Chahed nouveau cheval de Troie pour Ennahdha
Le statu quo qui consiste à reproduire la formule du « consensus » d'Ennahdha sert essentiellement les intérêts politiques de cette dernière avec l'espoir que le pays tienne jusqu'aux prochaines élections qui consacreraient sa mainmise sur le pouvoir. Elle aurait alors, tous les leviers politiques pour aller encore plus loin dans son agenda idéologique et la protection des intérêts de ses partisans. M. Chahed et ses acolytes auraient alors joué leur partition en parfait complice dans le projet de société du parti islamiste. Ce qui risque de compromettre ce scénario, c'est l'aggravation de la situation économique du pays. Cette aggravation sera inévitable car aucune mesure sérieuse ne peut être entreprise alors que le pays s'engage dans cette course folle vers les présidentielles, avec son lot d'immobilisme, de populisme et de clientélisme. La scène politique n'est pas régie par la confrontation des programmes et les projets pour le pays, mais par les « dossiers » que les uns détiennent contre les autres et l'équilibre de la terreur qui en résulte ! Quel désastre pour la démocratie et pour le pays !
En dépit des faits qui corroborent cette nouvelle donne politique, la Tunisie n'est pas à l'abri de rebondissement spectaculaire à tout moment. Les alliances conjoncturelles, les nouveaux rapports de force, l'absence du sens de l'Etat et de l'intérêt général, la vulnérabilité des candidats et leur manque d'assise politique font que la situation reste volatile et tributaire de facteurs endogènes et exogènes incontrôlables. Cette situation est très dangereuse à plus d'un titre. Elle engendre de l'insécurité dans tous les sens du terme qui affaiblit davantage l'Etat au profit de toutes les formes d'intérêts particuliers.
Reste à savoir, si on peut espérer un sursaut de la société civile, comme elle a su le faire en 2013 (scénario du Bardo) pour dire non aux manigances politiciennes et appeler au retour au processus démocratique et au rétablissement des valeurs ? Peut-on espérer un rappel à l'ordre à cette horde d'arrivistes pour qu'ils sachent que la Tunisie n'est pas un jouet entre leurs mains et que le présent et l'avenir de notre jeunesse est une responsabilité incommensurable ? Allons-nous leur dire que vos intérêts personnels ne valent rien comparés aux intérêts de la nation ? Que votre avidité de pouvoir pour vous sentir exister ne vous permet pas de faire courir un tel danger au pays. Que vous serez tenus pour responsables et que les Tunisiens viendront vous chercher chez vous comme ils l'ont fait avec vos prédécesseurs. Cessez votre jeu macabre et un peu de respect pour ce peuple en respectant les règles élémentaires en politique en vue de préserver, autant que faire se peut, ce pays qui ne mérite pas autant de médiocrité.