La raison qui fait que la Tunisie reste l'un des premiers pays alimentant les groupes terroristes en Syrie et en Irak est un mystère. Idem du nombre réel de ces jihadistes tunisiens qui combattent actuellement aux côtés de Daech. Pour y apporter des réponses, plusieurs théories et explications existent. Parmi elles, celles qui pointent « l'instabilité du climat politique post-Ben Ali » mais aussi « le rôle joué par la Troïka ». Le 10 décembre, une conférence du Washington Institute s'est intéressée au « phénomène des combattants étrangers venant de Tunisie ». Parmi les panélistes, était présent Jacob Walles qui est revenu sur la période où il occupait le poste d'ambassadeur des US en Tunisie, entre 2012 et 2013, à l'époque où le siège de l'ambassade aux Berges du Lac de Tunis avait été pris d'assaut par des terroristes. Était présent également Aaron Zellin auteur du livre « Your Sons Are At Your Service: Tunisia's Missionaries of Jihad » [Vos enfants sont à votre service : Les missionnaires tunisiens du jihad ». Une étude qui s'est intéressée à l'embrigadement de centaines de jihadistes tunisiens en Syrie et en Irak. Dans son étude, Aaron Zellin explique que durant la période ayant suivi la révolution de 2011, les autorités tunisiennes ont préféré le dialogue à l'oppression ce qui a permis aux groupes radicaux de bénéficier d'une certaine marge de manœuvre et de poursuivre leurs activités sans être dérangés. L'oppression qui a suivi, avec notamment la classification de Ansar Chariâa en tant qu'organisation terroriste, a poussé ces jihadistes à partir combattre à l'étranger et à rejoindre les rangs de ce qui fut appelé par la suite « Etat islamique ». Aaron Zellin livre par ailleurs un chiffre intéressant dans son étude. Selon lui, les estimations précédemment faites sur le nombre de combattants tunisiens ayant rejoint les zones de conflit ne dépasserait pas les 2900 personnes. « 27.000 personnes ont essayé de rejoindre les combattants mais seulement 2900 ont réellement réussi à le faire », souligne-t-il.
De son côté, Jacob Walles tient une théorie similaire. Dans son intervention, l'ancien ambassadeur accuse les anciens dirigeants de la Troïka de ne pas avoir su agir face à la menace terroriste et d'avoir essayé d'entreprendre un dialogue avec les jihadistes, à l'époque, au lieu d'endiguer le problème. En effet, parmi les facteurs pointés du doigt par Jacob Walles, dans la prolifération du terrorisme en Tunisie, l'ancien ambassadeur explique que « le gouvernement de la Troïka, qui a gouverné le pays entre 2012 et 2013, a initialement toléré les activités jihadistes. Ennahdha a parlé de dialogue avec les jihadistes et a estimé qu'il fallait intégrer ces gens-là dans le système ». Par ailleurs, Walles a aussi souligné que la situation politique en Tunisie, en pleine transition démocratique, est derrière l'émergence de jihadistes étrangers en provenance de Tunisie mais aussi dans le phénomène de radicalisation constaté dans le pays. L'amnistie de 2011 a permis de libérer plusieurs prisonniers politiques et, parmi eux, d'anciens jihadistes dangereux. En même temps, les importants changements qui ont touché les forces de sécurité après le départ de Ben Ali ont réduit la capacité de l'État à faire face à ces jihadistes. « Ces facteurs ont créé une sorte de tempête qui a permis la formation de groupes extrémistes mais aussi le recrutement et la facilitation de nouvelles personnes pour se rendre en Libye, en Syrie et en Irak et d'organiser des attaques en Tunisie ».
Le 14 septembre 2012, Jacob Walles s'est retrouvé coincé dans le siège de l'ambassade US à Tunis alors que des dizaines de salafistes prenaient d'assaut le bâtiment. Les assaillants se sont introduits à pied au sein du bâtiment, pourtant censé être fortement protégé, y ont allumé le feu et ont hissé leur étendard. A l'époque, face à une situation qui a échappé à tout contrôle, les dirigeants s'étaient mutuellement accusés de laxisme. Moncef Marzouki, président de la République de l'époque, Abdelkrim Zbidi, ancien ministre de la Défense, et Ali Laârayedh, ancien ministre de l'Intérieur étaient tous pointés du doigt.
Toujours selon l'évaluation de Jacob Walles, la riposte du pouvoir entre 2011 et 2015 à la menace terroriste s'est faite en quatre étapes. Entre 2011 et 2012, le pouvoir de l'époque a permis aux partisans de Ansar Chariâa et autres groupuscules radicaux d'exercer leurs activités de manière publique et organisée. Il leur a même été possible, et facilité, d'envoyer leurs combattants au jihad en Syrie étant donné que la lutte contre le régime de Bachar Al Assad avait une dimension populaire largement soutenue par les Tunisiens. Dans un deuxième temps – entre 2012 et 2014 - les autorités de l'époque s'étaient rendues compte que la situation leur échappait et qu'elles faisaient face à un sérieux problème. C'était suite à l'attaque de l'ambassade US en septembre 2012 et aux deux assassinats politiques contre Belaïd et Brahmi en 2013. Ce n'est qu'en 2014, sous le gouvernement technocrate de Mehdi Jomâa, que les autorités tunisiennes ont commencé à coordonner leurs efforts avec les Etats-Unis et d'autres partenaires étrangers. La loi anti-terrorisme a été votée au Parlement en 2015 et la lutte contre les mouvements jihadistes s'est révélée plus efficace. Face à cela, les jihadistes tunisiens ont décidé de partir combattre dans d'autres pays comme la Syrie, l'Irak et la Libye, ce qui a coïncidé avec l'ascension de l'Etat islamique (Daech). La quatrième phase, explique l'ambassadeur, et qui se poursuit encore à l'heure actuelle, a été de s'intéresser au traitement qui devra être réservé à ces combattants une fois de retour en Tunisie. Malgré une nette progression dans le dossier de la lute anti-terroriste, depuis 2012-2013, et le fait que le pays n'ait connu aucun attentat d'ampleur depuis novembre 2015 et l'attaque du bus de la Garde nationale à Tunis le 24 novembre, l'ancien ambassadeur fait remarquer que peu de choses ont réellement été faites en matière d'embrigadement et d'acheminement de terroristes tunisiens vers l'étranger.
« S'il est vrai que le gouvernement est aujourd'hui capable d'identifier les jihadistes revenant en Tunisie, aux postes frontières officiels, il n'a cependant toujours pas de stratégie à suivre une fois qu'ils ont été identifiés, et ses forces de sécurité n'ont pas les moyens de les surveiller. Pendant ce temps là, les prisons surpeuplées du pays restent un terrain fertile pour les jihadistes. Bien que la Tunisie ait bénéficié d'une assistance américaine dans l'administration pénitentiaire, les problèmes d'extrémisme et de sécurité sont étroitement liés à d'autres, d'ordre politique et économique, plus vastes, ce qui rend leur solution particulièrement difficile », conclut Jacob Walles. Pourtant, en 2012 et 2013, la troïka s'était farouchement défendue des accusations de facilitation des activités des groupes jihadistes. A une époque, les tentes dressées en pleine rue pour convertir les jeunes ne dérangeaient pas le pouvoir. Plus d'une fois, Ali Laârayedh, alors ministre de l'Intérieur, clamait que ces groupes n'avaient pas enfreint la loi pour être arrêtés. Par ailleurs, quelques années plus tard, une commission d'enquête parlementaire avait été constituée pour déterminer les moyens par lesquels des milliers de jeunes Tunisiens ont été embrigadés et transférés vers les zones de conflit. Aux prises avec des pressions politiques venant de toute part, la commission n'a pas pu réaliser d'avancée substantielle dans ses travaux.