Il n'est pas facile de se délester de ses chausses. Pour un homme politique qui prône la clarté et la cohérence dans sa démarche, ça frôle la pénibilité. Il est toutefois des situations où l'on n'a plus vraiment le choix, sous peine de se retrouver sur la touche. Etre acculé à se défaire de ses chausses, pourtant bénites par le détenteur de la légitimité suprême, ça fait fichtrement mal. Après des semaines de « non » catégorique à la participation de Qalb Tounes aux concertations gouvernementales, la pression opérée sur l'équipe Fakhfakh est allée crescendo. Le point d'orgue a été les deux sorties médiatiques du chef d'Ennahdha et président du parlement, Rached Ghannouchi. Le vieux renard a mené de main de maitre sa stratégie, mettant le jeune désigné par l'idéaliste président au pied du mur. Pas de Qalb Tounes, pas de gouvernement. Echec et mat. Elyes Fakhfakh était face à deux choix. Continuer à faire la sourde oreille et tenter un passage en force, au risque de subir le même sort que son malheureux prédécesseur, ou se résigner. Il a choisi une résignation en demi-teinte. Il a rencontré Nabil Karoui chez Rached Ghannouchi au lendemain des deux sorties de ce dernier. Il l'a officiellement accueilli à Dar Dhiafa aujourd'hui. Mais les éléments de langage qu'on nous sert sont édifiants. Il ne s'agit que de consultations qui n'engagent pas une participation effective de Qalb Tounes au gouvernement. L'honneur est sauf, ou à moitié.
Cette déculottée, appelons les choses par leur nom-, a été rendue possible à cause du postulat de départ de la stratégie de Fakhfakh. Le chargé de la formation du gouvernement, soutenu dans sa démarche, par Kaïs Saïed, pensait (naïvement) qu'il réussira son passage en force pour la simple raison qu'il s'appuie sur la légitimité du président de la République. Il l'a clairement et fièrement annoncé dès sa première conférence : ce sont les résultats du deuxième tour qui comptent désormais. Exit ceux qui n'ont pas soutenu le candidat Saïed. En cela, il avait dénié la légitimité du pouvoir législatif et laissé entrapercevoir une volonté de déstabiliser le système politique en place. Fakhfakh, en avançant sur ce chemin, comptait aussi sur la carotte de la participation au pouvoir des partis, seulement ceux de « la ligne révolutionnaire », et surtout sur le bâton d'élections législatives anticipées.
Ennahdha a joué sur ces failles pour battre en brèche l'édifice du duo exécutif. Quelle idée d'ébranler un système politique si cher au parti islamiste ! Quelle idée également d'avoir pensé lui confisquer les rênes du jeu sans assurer ses arrières ! L'amateurisme politique n'a pas lieu d'être quand on atteint un certain niveau. Après un recul stratégique, Ennahdha a lancé son offensive. Du sans pitié, de l'intransigeance et des attaques en bonne et due forme contre le désigné et son désignateur. Le coup de grâce a été donné par Rached Ghannouchi qui ne s'est pas contenté de pousser Fakhfakh à reconsidérer fondamentalement sa démarche, mais il a aussi mis en doute la capacité de Kaïs Saïed à faire les bons choix politiques. Sur ce coup, le président de la République perd la main, alors qu'il détenait jusque-là pratiquement toutes les cartes. Par manque de flexibilité et de doigté politique de la partie adverse, Ennahdha et son chef ont repris du poil de la bête. Le gouvernement du président prend l'eau. Ce rapprochement avec Qalb Tounes, imposé par Ennahdha, affaiblit la position de Kaïs Saïed et décrédibilise Elyes Fakhfakh qui n'a eu de cesse de se vanter de suivre une ligne révolutionnaire. D'autre part, il sera confronté à une récalcitrance venant de ses autres partenaires notamment Attayar et Echaâb. Mais il ne faut pas se leurrer, le spectre d'élections anticipées semble s'éloigner du moment qu'Elyes Fakhfakh montre patte blanche à Ennahdha et fasse ami-ami avec Qalb Tounes, du moment que « l'homme sage de la Tunisie » alias Ghannouchi veille au grain…