Depuis presque une dizaine d'années, la Tunisie a vécu sous l'emprise de plusieurs impératifs contradictoires qui consistent, d'un côté, à transformer le système politique dans l'objectif d'instaurer un Etat de droit, et de l'autre, à répondre à une demande sociale de plus en plus pressante et justifiée. Tous les gouvernements successifs se sont attelés à gérer cette équation sans y apporter de réponse significative. Les traits communs qui lient tous les gouvernements successifs sont : l'improvisation ou comment pallier le plus urgent, comment durer sans payer le prix politique, et une absence totale de prospective, ni même de programmation à moyens termes. Cet état de fait a produit un effet accumulateur dès lors qu'aucune des questions urgentes n'a été traitée comme il se devait. Sur le plan politique, les institutions sont toujours incomplètes et même celles nouvellement créées méritent d'être réformées. L'Etat régalien a perdu de son autorité et de sa prévalence, au profit de l'Etat profond et de la conjonction entre l'oligarchie politique et les barons de la corruption et du « parallèle ».
Sur le plan économique, les déficits sont structurels, l'endettement, les finances publiques, les secteurs productifs, les services, tous sont en décroissance constante. Sur le plan social, la situation n'a fait que s'aggraver d'année en année jusqu'à atteindre le point de rupture que nous vivons aujourd'hui. La politique et l'économie sont livrées aux malfrats, aux voyous et aux petits malins qui ont transformé la politique en un vaste terrain où les différents acteurs rivalisent d'immoralité et de bassesse. Ce délitement a atteint son paroxysme ces trois dernières années pendant lesquelles l'Etat était devenu un jouet entre les mains de voyous en col blanc en collusion totale avec les contrebandiers, pendant que le clientélisme et l'entrisme étaient devenus la règle. L'Etat est à présent, partagé en morceaux parmi les apprentis sorciers de la politique de caniveau. Une grosse part pour le parti islamiste, et une autre part pour les nouveaux « capo » et leurs pseudo-partis, « Tahya » et « Qalb » et le reste pour d'autres corporations et intérêts particuliers.
Telle est, de manière sommaire, l'état de délabrement atteint par la Tunisie après neuf années d'irresponsabilité, d'incompétence et de manque de patriotisme. Aujourd'hui, il ne reste aucune marge de manœuvre. Alors, quelles sont les choix possibles pour l'actuel gouvernement ?
Le choix politique : Tout d'abord il serait absurde et inconcevable de porter un jugement sur l'action du gouvernement actuel compte tenu de sa composition politique et des circonstances exceptionnelles dans lesquelles il a pris ses fonctions. Les traditionnels 100 jours nécessaires avant de dresser un premier bilan provisoire ne peuvent commencer qu'à la fin de la période de gestion de « la crise sanitaire ». En d'autres termes, on ne pourra pas évaluer les grandes orientations du gouvernement qu'à l'horizon du mois de septembre 2020 tout au mieux. Néanmoins, on peut affirmer quelques données politiques évidentes. Le choix politique n'a jamais été aussi évident. Il oscille entre continuité et rupture. Le gouvernement se doit de tracer sa ligne politique de la manière la plus claire possible entre la « continuité », synonyme de gestion des affaires courantes, improvisations et gestion des mécontentements. Une telle « politique » de l'autruche serait, inévitablement, synonyme d'implosion sociale, de faillite économique et de délitement total de l'Etat. En d'autres termes, tout ce que ses prédécesseurs ont pratiqué jusqu'alors et qui a conduit au désastre actuel. L'autre choix réside dans une rupture radicale à tous les niveaux : politique, économique, sécuritaire, sociale et culturelle. Coincé entre plusieurs radicalités, le chef du gouvernement se trouve dans une position très inconfortable. Il doit choisir sa voie de la manière la plus claire possible. D'un côté, les deux principaux partis de la coalition gouvernementale, Tayyar et Achaâb ont fait de la radicalité politique la substantifique moelle de leur positionnement sur l'échiquier. Ceci est principalement valable pour Tayyar qui joue son avenir politique qui sera mesuré à l'aune de ses accomplissements en matière de lutte contre la corruption et de la moralisation de la vie politique et l'établissement d'un Etat fort et juste comme ses partisans le disent. De l'autre, un chef d'Etat dont la légitimité électorale repose essentiellement sur ces mêmes principes ajoutés à une forte dose idéologique en faveur d'un « pouvoir du peuple par le peuple » comme il le martèle à longueur de discours. Entre ces deux radicalités d'un côté et l'impératif de s'appuyer sur un soutien au sein du Parlement, le chef du gouvernement doit trouver un point d'équilibre.
Ce point d'équilibre n'est plus possible dès lors que ni le parti islamiste, ni les opportunistes de Tahya Tounes et Qalb Tounes, ni l'Etat profond et ses différents lobbies et prolongements dans tous les secteurs, ne sont disposés à accepter de payer le prix du passage vers un Etat de droit et de reddition des comptes. N'ayant qu'un appui politique par procuration et sous conditions, le chef du gouvernement se trouve tiraillé entre, d'un côté, la continuité dans l'espoir de durer et la rupture de l'autre avec tous les risques politiques que cela comporte. Sans la rupture, la coalition gouvernementale finira par imploser et avec la continuité, elle implosera aussi mais pour d'autres raisons. Alors que faire ?
Opposer la légitimité populaire à la légitimité électorale : Le système de représentation actuel étant défaillant au vu de la composition plus que honteuse du Parlement et les demandes de plus en plus pressantes de se débarrasser du régime politique dans son ensemble. Le chef du gouvernement doit chercher à tout prix une légitimité populaire, certes non institutionnelle, mais néanmoins déterminante dans les rapports de forces politiques. Cette légitimité populaire est fragile et aléatoire et requiert un savoir-faire politique et communicationnel important. Pour atteindre cette légitimité populaire acquise en partie par le biais du président de la République, il faudrait s'inscrire dans une rupture totale avec le mode de gouvernance actuel et instaurer un mode de gouvernance en rupture. Pour ce faire, il faudrait d'abord : * Ecarter de son esprit tout calcul politique personnel qui entrave l'action et nous ramène au statu quo ante. * S'inscrire dans une stratégie d'assainissement de l'appareil de l'Etat sans se soucier de l'éventuel prix politique à payer. * Mettre en place les réformes radicales des services publics à commencer par la justice et les institutions sécuritaires de l'Etat. Sans un Etat de droit, aucune lutte contre la corruption, ni développement économique et social ne peuvent être espérés. * Faire un choix pour un modèle économique et culturel bien défini et mettre un plan d'action qui s'y rattache. * Tenir compte des enjeux régionaux et internationaux et leur impact sur les grandes orientations nationales et le repositionnement de la Tunisie au vu de la redistribution des cartes géopolitiques. Ces choix stratégiques doivent être appuyés par une communication politique professionnelle et sans faille.
Communication politique : Une légitimité populaire capable de changer les rapports de force politique n'est jamais acquise et nécessite que l'on réponde au préalable à des questions fondamentales : * Privilégier l'annonce des faits et éviter les effets d'annonce * Faire part au peuple, de la manière la plus simple et la plus claire, de l'état réel du pays à tous les niveaux. * Annoncer concomitamment toutes les réformes douloureuses qui s'imposent de telle sorte que le peuple se sente d'abord responsable et en suite cogestionnaire de la crise. * Tenir l'opinion publique au courant en toute transparence de toutes avancées mais aussi des échecs des politiques menées. * Faire de l'exemplarité la colonne vertébrale des politiques publiques à commencer par les plus hauts responsables politiques. C'est au prix de ces quelques recommandations que la légitimité populaire peut être sollicitée et la confiance tant souhaitée entre gouvernants et gouvernés peut être établie. Certaines mesures prises jusqu'alors par le gouvernement semblent aller dans le bon sens (numérisation, lutte contre la corruption, volonté de transparence) mais elles sont loin d'être suffisantes. Parions sur le temps et sur la mise en place d'une méthodologie de gouvernance claire, et on fera un bilan provisoire des premiers résultats escomptés dans une année.