Par Jamil SAYAH * Combien faut-il encore de morts et de blessés pour s'attaquer sérieusement à cette gangrène qui semble, sans discontinuité, ronger notre société: le terrorisme? Dans une récente analyse, nous avons fait l'hypothèse que derrière la surface des incertitudes et des perturbations très réelles, deux sentiments profondément ancrés commandant l'incapacité actuelle de la Tunisie face à ce qu'il est convenu désormais d'appeler le défi futur: premièrement, la société tunisienne est en désarroi, elle n'apparaît plus aussi robuste, aussi capable de résister à l'influence et à l'affluence d'autant d'idées et de criminels potentiels en son sein. Deuxièmement, l'Etat comme garant de l'ordre, de la sécurité et des valeurs collectives a perdu une part de sa légitimité, et son affaiblissement moral (l'incarnation de l'intérêt général) crée un vide qui n'a pas encore été comblé. Cette crise civique ne peut être comprise qu'en la restituant dans l'histoire récente de notre pays. Le projet politique de la Troïka a certes été démocratiquement défait, mais il n'a, malheureusement, pas été remplacé. En absence d'un mode d'action collectif admis par tous, l'adaptation reste passive, les obstacles à franchir paraissent insurmontables. Le rétablissement d'une croyance en la possibilité d'agir efficacement est décisif pour que les Tunisiens n'aient plus le sentiment d'être ballottés par l'histoire. 1- Un appareil de sécurité concurrencé et affaibli La police républicaine, qui a normalement pour mission d'organiser la réponse à de tels défis, doit de son côté affronter des turbulences. Selon une logique organisationnelle (traditionnelle), les forces de sécurité doivent obéir à «un sommet régulateur et organisateur d'une hiérarchie articulée...». De ce fait, elles constituent une institution au service de la société. Elles incarnent la part transcendante des individus, ce par quoi ils sont libres et égaux. Point de liberté sans sécurité. Ce monopole de légitimité politique, notre appareil sécuritaire est en train de le perdre en quelque sorte par les deux bouts: un désordre structurel et une inefficacité opérationnelle. Il ne faut pas être grand expert en matière de police pour constater que notre appareil de sécurité agit sans «sommet organisateur». Toutes les polices du monde ont besoin, pour lutter efficacement contre le terrorisme, d'une ligne d'action claire et de décisions compréhensibles. Point d'ambiguïté, ni de déclaration à l'emporte-pièce. Bref, une stratégie d'action rationnellement établie. Or au regard de l'ampleur des récents événements, nos forces de sécurité ne semblent pas en avoir une. Elles naviguent à vue. Comment s'en étonner d'ailleurs ? Leur mode d'action apparaît comme séparé de toute stratégie, de toute démarche de vaincre où elle pourrait s'incarner. Tout au contraire, et sauf rarissime cas de lucidité, le dernier attentat démontre bien qu'elles ont été totalement surprises. Ni alerte, ni anticipation, personne en son sein n'a rien vu venir. Quand une force de sécurité ignore le réel, prend sa propre propagande pour la réalité, quand au moment de combattre, elle confond un déjeûneur avec un terroriste ; quand donc cette force de sécurité invente un ennemi de « confort » plutôt que de le connaître pour mieux le neutraliser, elle commet une tragique, car irréparable méprise. Ce désastre est d'autant plus complet et durable dans ses conséquences que l'appareil a perdu toute confiance en lui. Cette fois, les atouts et les signes d'efficacité ne sont plus de ses côtés, sans que pour autant l'actuel ministre de l'Intérieur donne l'impression de s'en occuper. Deux colossales fautes ont été commises. La première est connue, mais mérite néanmoins d'être rappelée. En matière de sécurité, il est un péché contre l'esprit à ne jamais commettre : l'infiltration politique de l'appareil. Ennahdha la voulait, M. Ghannouchi l'a annoncé et M. Ali Laârayedh, sans vergogne, l'a fait. Des nominations inattendues, des départs forcés (au sein des services de renseignements notamment), des colonisations des postes de responsabilité et des grands secteurs dominants (chef de district de Monastir), des mises en lumière des options partisanes, ont été constatés. Voilà alors la solidarité d'antan rompue à jamais. Le pire est que cette perte est irréparable. La deuxième faute est bien pire encore et totalement méconnue. Elle est formidablement et durablement grave qu'il faut ici l'analyser par le menu. Qui est l'ennemi ? Qui est notre ennemi ? La Tunisie semble subir un terrorisme mutant alliant sauvagerie moyenâgeuse et usage d'internet. Une criminalité tout terrain, portée par des hybrides, mi-étudiants, mi-terroristes, naviguant sans surveillance et passant ainsi sans crainte entre les mailles des services de renseignements empêtrés dans leur impuissance. Seifeddine Rezgui valide par son acte le constat de la radicalisation d'une partie de la jeunesse qui semble avoir trouvé dans la violence et la terreur son mode d'expression. Mais ce que ces crimes disent de leurs auteurs importe moins que ce qu'ils disent de l'impuissance de notre politique de sécurité à les prévenir et à les contenir. Ce ne sont point des actes sans cause. Au contraire, ils sont des actes avec une véritable cause politique. Ils répondent en miroir à la haine que portent ces criminels à leur société et à leur pays. Ainsi donc, le foyer d'infection, le marigot exsudant l'épidémie de la terreur est la radicalisation d'une jeunesse perdue par la République. Un continuum criminalo-terroriste a émergé dans notre pays, des criminels passent à l'acte, sans que les services de sécurité donnent l'impression qu'ils disposent d'une méthode, d'un programme fiable pour les empêcher d'agir. Pour dire vrai, notre appareil de sécurité, dans sa structuration actuelle, n'est absolument pas préparée à la guerre de guérilla ou guerre terroriste, qu'elle doit mener. Voilà un témoignage d'un officier de la police : « Pendant ma formation, me disait-il, je n'ai reçu aucun enseignement en matière de contre-insurrection et pas plus qu'actuellement.. ». Face à cet appareil inexpérimenté, mal structuré, les terroristes qui, pendant trois ans, ont pris le temps de mesurer, de s'organiser, d'étudier l'ennemi, sont passés à l'acte. Et sur le terrain, nulle stratégie, tactique ou technique, n'est pour le moment clairement avancée pour les contrer. 2- Le plan de lutte contre le terrorisme : un goût de déjà- entendu Quand « la maison brûle », il ne faut pas regarder ailleurs. Ce que le chef de gouvernement a fait. Le soir même de l'attentat, dans une conférence de presse, il a égrené un plan composé de plusieurs points, qu'il faut « mettre d'urgence en application sans tarder ». Que faut-il penser de cet acte qui se veut fort en politique ? Ce programme restera, malheureusement, dans l'histoire comme la réponse du médecin de Molière qui, quelles que soient les pathologies, recommandait toujours le même remède : la saignée. Dans son contenu, ce programme a le goût du déjà-vu et du déjà-entendu. Il est presque la copie conforme de celui présenté, il y a quelques mois, par le gouvernement de M. Mehdi Jomâa. Question : pourquoi alors ce plan n'a-t-il pas été mis en œuvre ? Quels ont été les obstacles à sa réalisation ? La volonté politique. En effet, la sainte alliance contre les terroristes n'est qu'une fiction. Fort commode et sympathique, investi des attributs de la solidarité où se cache pourtant un formidable défi aux valeurs les plus profondes de la démocratie née de la révolution, cette guerre totale contre le terrorisme ne fait point l'unanimité. Le nœud du problème a trait au rapport qu'on a avec la matrice idéologique véhiculée par les terroristes : l'Islam politique. Au cœur même de l'Etat, de la classe politique et de la société, certains continuent à soutenir, par l'action ou par les idées, ces terroristes. Certains continuent même à penser que leur combat est juste, mais la méthode est à revoir. Ces attitudes éclairent bien l'espèce de déprime civique qui intervient quand la valeur de la Nation fait défaut et n'est plus relayée. L'impression se répand alors que la politique n'est qu'impuissance dissimulée. Elle donne le sentiment d'une crise grave dans la citoyenneté. Dans une démocratie, on peut avoir toutes sortes d'opinions et les exprimer. Cette liberté de dire, de penser et de faire, représente le noyau dur de l'Etat de droit. Pour rien au monde on ne devrait interdire ou limiter l'expression d'une opinion, sauf bien entendu quand elle se transforme en acte violent. Ceux qui exhibent le drapeau noir, symbole de l'Etat islamique, n'exercent point une liberté politique, mais ils adressent aux autres une invitation à faire comme eux. Dans le contexte actuel, où la tendance est à la radicalisation et à l'instrumentalisation religieuse de la souffrance sociale et économique, l'apologie de ce bout de tissu ne peut pas être entièrement déconnectée de la propagande terroriste. Ces refus aussi minoritaires soient-ils, de s'engager aussi nettement aux côtés de l'Etat dans sa lutte totale contre le terrorisme, paraissent renforcer encore plus cette crise dans la citoyenneté. * Professeur de droit public